Face à la production d’une industrie mondiale qui a tout intérêt à recouvrir toute parcelle disponible de centrales solaires, il y a eu le rêve de l’énergie solaire, artisanale et individuelle. Finalement, une dépendance accrue à l’ordre électrique centralisé ? Et à une production presque 100% chinoise ? 

Pour moi la technologie photovoltaïque en elle-même peut trouver des usages pertinents, notamment à l’échelle artisanale et individuelle (bâtiments isolés, autoconsommation etc) mais il est clair que le photovoltaïque n’est qu’une illusion d’indépendance dans la mesure où ce n’est pas une technologie appropriable par chacun, qu’il n’y a pas de possibilité « low-tech » comme en éolien par exemple. Effectivement aujourd’hui la production de panneaux est surtout asiatique, mais si on réduisait drastiquement les volumes demandés on pourrait peut-être faire du petit PV individuel fabriqué en France ? A voir à quel prix… 

CEA, EDF, TotalEnergies.. Les mastodontes du pétrole et du nucléaire se sont emparés du changement climatique pour rendre presque désirable ces champs photovoltaïques. La filière s’organise d’ailleurs depuis des années. C’est ça, ce qu’on appelle la transition énergétique ? 

Ma traduction du concept de transition énergétique, c’est comment produire toujours plus d’énergie (et d’argent pour les actionnaires) sans remettre en cause le modèle capitaliste et la croissance, tout en offrant une alternative aux énergies fossiles qui soit plus attractive et donne bonne conscience. Pour moi c’est un terme fumeux, tout comme « développement durable » ou « énergie propre ». C’est les mêmes entreprises qui ont dominé par le pétrole qui aujourd’hui établissent aussi leur domination par l’électricité soi-disant renouvelable, en en profitant pour redorer leur blason.  

Il y a un autre phénomène en parallèle, celui des giga-méthaniseurs. Des agriculteurs vont être incités, à produire par exemple, comme c’est le cas en Allemagne, de grande quantités de seigle pour pouvoir les alimenter. Sans parler vaste gâchis énergétique et de l’absurdité d’un tel procédé, il semble que les paysans, devenus agriculteurs puis exploitants agricoles, soient en passe de devenir des agro-énergéticiens. Leur spectre de dépendance à l’industrie (chimique, mécanique, énergétique, numérique) s’accroît sans cesse. Qu’est-ce que ça dit de notre subsistance ? De notre rapport au vivant ? 

On va vers toujours plus de non-sens, d’aliénation et d’asservissement à un système qui nous dépasse et qui nous enlève petit à petit la possibilité de tout autre choix de vie. Le vivant, que ce soit les humains, les végétaux ou les animaux, ne sont plus qu’outils de production ou matière première. L’agrivoltaisme c’est un pas de plus parmi tant d’autres déjà franchis dans la négation du vivant au profit des logiques technocrates et financières. Aujourd’hui, ce sont des gens qui ne sont même pas agriculteurs qui s’occupent de faire des projets soi-disant agricoles, à grands coup de panneaux photovoltaïques, de câbles et de pieux en acier.  Comment peut-on laisser des gens qui n’ont aucun lien avec la terre faire ce genre de projet en toute légitimité ? Je suis toujours estomaquée qu’autant de personnes ne voient aucun problème là-dedans.  

Le doux nom d’agrivoltaïsme semble être celui d’un cheval de Troie s’engouffrant à toute allure dans ce qui échappe encore un peu au système technologique. Start-up, sociétés d’économie mixte, collectivités… La filière recrute à tour de bras. Une formidable accélération avant que le vent ne tourne. Comment riposter ? Comment aider les paysan.ne.s à ne pas tomber dans le panneau ? 

Donner le plus largement accès à un contre-discours afin que les élus et agriculteurs se rendent bien compte de toutes les implications qui leur sont cachées par les développeurs, ou tout simplement aux conséquences auxquelles ils ne pensent pas. Mais honnêtement, vu le fort intérêt financier que les élus et agriculteurs ont dans ces projets, c’est rêver que d’espérer qu’ils s’y opposent massivement. Ce qu’il faudrait, c’est une réglementation qui interdit ces projets. Or aujourd’hui c’est tout l’inverse qui se passe. J’avoue que je me sens très triste et démunie face à l’adhésion des élus à ce genre de projet, ce n’est pas ce que j’attends des personnes qui sont sensées protéger les intérêts du territoire. Est-ce qu’on peut vraiment lutter quand les lois, les intérêts financiers, et le discours médiatique dominant sont contre nous ? Bien sûr il ne faut pas baisser les bras, mais c’est tout de même inquiétant.  

S’il fallait la mettre hors d’état de nuire, quels sont les points névralgiques de l’industrie ?  

Trouver des failles dans la réalisation des études d’impact et de l’enquête publique, réussir à mobiliser les élus, agriculteurs et habitants contre ce projet. Ce qui est difficile, c’est que l’opposition à ces projets est surtout basée sur des arguments environnementaux, sociaux, éthiques, et peu techniques ou financier. Du coup ça coince quand il s’agit d’opposer entre eux des arguments de nature si différente, et il revient aux auditeurs de choisir en leur conscience s’ils préfèrent donner la priorité à la préservation du foncier agricole par exemple, ou bien au fait de ramener plus d’argent à la commune. Et surtout, c’est une bataille contre le système autant que contre les projets individuellement. On entre dans des considérations plus larges que juste les projets en eux-mêmes, avec ses retombées très immédiates et terre à terre, et du coup notre discours peut sembler trop lointain pour beaucoup de monde. Comment expliquer à une personne qui n’est pas du milieu agricole tous les enjeux liés à l’agrivoltaisme ? Il faut revenir sur l’histoire de l’agriculture, ses différentes « révolutions », expliquer la mainmise des industries, les conséquences sur le foncier agricole, expliquer ce qu’est la PAC, comprendre les enjeux de la transmission de ferme… bref ça demande beaucoup de temps et d’énergie d’expliquer et de comprendre tout ça, il faut créer les espaces (médiatique et autre) et trouver des personnes pour pouvoir répandre suffisamment ces connaissances-là. Bref je penses que tous les moyens de lutte sont complémentaires et qu’il faut jouer sur tous les tableaux : contre-lobbyisme, attaques en justice, manifestations, actions directes, etc.  

On entend parler de décroissance jusque dans les amphi de HEC. En même temps, Macron annonce la relance du nucléaire, les terres agricoles sont colonisées par les développeurs de centrales solaires, TotalEnergies s’apprête à construire le plus gros oléoduc chauffé du monde. Comment, au milieu de ce spectacle macabre, sortir des gesticulations stériles ? 

C’est un peu déjà ce que j’ai dit dans la réponse précédente. Je rajouterais qu’il faut mieux s’organiser politiquement et collectivement (c’est ce qui est en train de se passer avec la formation d’une coordination nationale contre l’agrivoltaïsme), être inventifs, essayer plein de choses et voir ce qui marche ou pas. Autoriser d’autres imaginaires que ceux vendus par l’idéologie dominante. Permettre une convergence des luttes, car derrière le combat contre l’agrivoltaïsme on retrouve en fait la jonction des combats pour les forêts, l’eau, l’agriculture paysanne, pour une vraie démocratie, pour la sobriété énergétique…  

Il faut aussi faire en sorte qu’un réel contre-discours puisse avoir sa place face au discours pro-agrivoltaïsme, que ce soit dans les médias, dans les réunions publiques, dans instituts de recherche, dans les écoles, dans les entreprises, etc. Pour que les gens n’aient pas que le discours dominant comme matière de réflexion et puissent agir en connaissance de cause, et ayant pesé les arguments de chacun. Aujourd’hui ce contre-discours n’a pas la place qu’il mérite pour permettre une véritable liberté de penser.  

Face au dualisme stéril entre écologie autoritaire (il faut un état fort, dirigiste, une dictature verte) et écologie libérale (des éco-gestes pour orienter la demande), quelle autre option ? Sur quelles structures matérielles faut-il agir pour être efficace dans nos luttes ? 

Réussir à établir une véritable politique sociale et environnementale, qui pratique une écologie décentralisée plus proche des problématiques des territoires et qui prend en compte les autres luttes sociales, car il n’y a pas d’écologie sans justice sociale. Ca passe aussi par répercuter les coûts sur les vrais responsables, ceux qui tirent leur richesse du désastre qu’ils ont instaurés. Et exiger d’eux les plus gros efforts. Sur quelles structures matérielles se reposer ? Déjà rétablir une véritable démocratie en France et redonner plus de pouvoirs et de moyens aux échelles régionales, départementales et communales. Mettre fin à l’élitisme dans les institutions, en bannir les conflits d’intérêts pour les rendre objectives et indépendantes et leur donner les moyens matériels et financiers de remplir leur mission d’intérêt général. Rétablir un vrai rapport de force contre les industriels et les politiques néo-libéraux en renforçant le pouvoir des syndicats et des associations. Rendre sa liberté et son indépendance à la presse.

Transcription Radio Zinzine (31/08/2023)

RZ : Bonjour Valentine, est-ce que tu peux nous présenter ton parcours ?

Je suis issue d’une école d’ingénieur, formation génie énergétique et environnement. J’ai atterri dans cette entreprise pour mon stage de fin d’études. Je n’étais pas encore très engagée à cette époque. Les énergies renouvelables collaient a priori à ce que j’imaginais d’un métier d’ingénieure pas trop dégueu. Quand je suis arrivée dans cette entreprise, je travaillais sur des projets photovoltaïques sur ce qu’on appelle des terrains dégradés : anciennes décharges, anciennes carrières, réhabilitations de friches industrielles, etc. Ca m’allait plutôt bien, donc j’ai été embauchée à la suite de mon stage.

Puis il y a une une énorme bascule autour de l’année 2022, où en quelques mois, on m’a demandé de pratiquement convertir toute ma prospection des terrains dégradés vers les terres agricoles, qui sont beaucoup faciles à installer en photovoltaïques pour les développeurs de projets et beaucoup plus rentables. On m’a également demandé à ce que la surface minimale que je prospecte soit multipliée par 5 en quelques mois. Je me rendais de plus en plus compte de toutes les dérives, de toutes les limites, de toutes les atteintes à l’environnement et aux personnes que ces projets auxquels je participais avaient.

Dans un premier temps, j’ai essayé ce truc dont on nous parle beaucoup en école d’ingénieur : changer les choses de l’intérieur. C’est-à-dire qu’il faut occuper ce genre de postes pour sensibiliser sa hierarchie, ses collègues, donner au projet l’orientation qu’on souhaite. Ainsi, malgré le fait que je n’étais plus en accord avec ces activités depuis un moment, je suis encore restée quelques mois, sans résultat. J’ai donc fini par partir et maintenant je préfère m’engager vraiment en parler de ce que j’ai vu depuis l’intérieur de ces entreprises.

RZ : Quelle définition donnes-tu de l’agrivoltaïsme ? Il y avait le photovoltaïque au sol, et maintenant il y a quelque chose d’assez flou visant à donner un argumentaire de complémentarité entre production d’électricité et production agricole.

La définition d’agrivoltaïsme n’est pas encore très claire. Elle est laissée volontairement floue pour laisser aux industriels et à l’État les marges de manoeuvres possibles. La définitions que les développeurs utilisent c’est « synergie entre production d’électricité et production agricole », ou des « projets photovoltaïques au sein desquels le projet agricol reste viable et significatif. Ce qui est entendu par là, c’est l’installation d’une centrale photovoltaïque sur des terres agricoles, tout en faisant des adaptations nécessaires pour que l’activité agricole puisse perdurer en dessous. Souvent, cela va être du pâturage ovin, ou bovin. Parfois, il y a des centrales un peu plus innnovantes comme ils disent, qui vont s’essayer à du maraîchage, de l’arboriculture, de la vigne ou de la culture de céréales. Quand j’ai quitté le secteur il y a quelques mois, c’était encore principalement du pâturage. Les adaptations agricoles par lesquelles cela passe, en général c’est : espacer plus les rangées de panneaux et surélever les panneaux pour que les animaux soient plus à l’aise et que le passage des machines agricoles soit plus aisé.

RZ : On parle de quelle hauteur ?

Franchement, cela dépend. Pour les moutons, la hauteur du panneau peut être entre 80cm et 1m20. Pour les bovins, on va rechercher en moyenne 2m de haut pour le bas du panneau. Mais il va y avoir aussi des panneaux fixes ou des panneaux mobiles, des panneaux inclinés ou des panneaux verticaux. Le photvoltaïque est une technologie très adaptable, très modulable. On pourrait faire beaucoup de choses en termes d’adaptations agricoles. Le problème c’est que ces adaptations coûtent de l’argent aux développeurs et donc ces derniers essaient quand même de limiter les adaptations pour que le projet reste très rentable. Pour revenir sur l’historique, le photovoltaïque existe depuis longtemps. Le photovoltaïque au sol depuis longtemps aussi. Cela s’est d’abord développé principalement sur ce qu’on appelle les terrains dégradés. Mais comme ces terrains dégradés concentrent une énorme pression concurentielle parce qu’ils étaient visés par tous les développeurs, et qu’ils appartiennent souvent à des propriétaires difficiles à atteindre et à intéresser financièrement, les développeurs ont petit à petit détourner leur regard vers les espaces agricoles, qui sont plus grands, plus plats, plus dégagés, plus loin des habitations et qui appartiennent à des propriétaires et à des agriculteurs qui sont plus faciles à intéresser financièrement que des gros industriels qui détiennent des carrières par exemple.

RZ : Pourrais-tu nous parler un peu des méthodes, de la posture de ces entreprises lorsqu’elles approchent les agriculteurs, des paysans ?

Pour bien situer, ma poste était vraiment consacré à la prospection foncière. J’étais dans une entreprise où le prospecteur n’est pas celui qui, ensuite, développe le projet avec toutes les études environnementales, etc. Mon rôlé était de trouver les terrains, identifier et contacter les propriétaires et éventuels locataires (agriculteurs ou non) et ensuite mener les négociations jusqu’à la signature des premiers pré-contrats. C’est donc un travail d’enquête dans un premier temps : de cartographie pour trouver les terrains qui nous intéressent, et ensuite d’enquête. Car une fois que l’on a trouvé les parcelles qui nous intéressent, il faut réussir à joindre les propriétaires, les avoir au téléphone suffisamment longtemps sans qu’ils nous raccrochent au nez pour les convaincre d’un rendez-vous en présentiel. Une fois qu’on réussit à les avoir en face-à-face, c’est là qu’on peut déployer tout notre argumentaire malhonnête pour calmer toutes leurs craintes, les persuader que c’est un bon projet. Cela se fait rarement dès le premier rendez-vous, il en faut souvent plusieurs. On fait souvent en parallèle les rendez-vous avec les élus communaux pour s’assurer que la commune ou la communauté de communes ne fera par barrage au projet. On essaie de jouer sur plusieurs plans à la fois, avec des semi-vérités, des mensonges par omission, voire parfois même des mensonges tout court ou la transformation de la vérité pour atteindre notre but en fait. C’est vraiment un milieu de requins.

RZ : Tu avais vécu le déploiement de l’agrivoltaïsme de l’intérieur. Désormais tu es sortie, tu connais pas mal de gens qui y sont opposés. Comment sens-tu les choses compte tenu la vitesse la brutalité impressionnantes avec laquelle cela se déploie ?

Brutalité, c’est tout-à-fait le mot, même presque dans les méthodes employées par les développeurs. Ce que je ne supportais pas, c’était de presser les gens à signer. Le but était de ne pas laisser aux gens le temps de réfléchir. Il y a assez peu de respect pour l’humain, pour les agriculteurs, pour les propriétaires, avec des procédés souvent fallacieux voire même violents de menaces un peu dissimulés pour forcer des agriculteurs à renoncer à leur bail rural par exemple, et ainsi pouvoir implanter des champs dits « agrivoltaïques » sur les parcelles qu’ils exploitent. Violent aussi pour l’environnement, avec tout un tas de méthodes pour contourner d’éventuels soucis environnementaux. Par exemple obtenir des dérogations pour s’implanter en des endroits où il y a des espèces protégées, ou s’implanter dans des ZNIEFF (zones naturelles d’intérêt écologique faunistique et floristique) ou des zones Natura 2000. Ou faire passer sous le radar des propriétaires de terrain peu scrupuleux qui passent le terrain au bulldozers pour que les bureaux d’études trouvent moins d’enjeux environnementaux. Et que le projet ait le plus de possibilités d’être autorisé. Et au-dessus de tout cela, la violence d’État qui cherche vraiment à accélérer le plus possible le développement de cette énergie dans un objectif capitaliste. D’autant plus qu’ils savent que le temps est compté. Ils ont vu ce que cela donnait avec l’éolien : au bout de quelques années, une opposition très forte s’est levée contre les projets éoliens. Ils savent que même phénomène aura lieu avec les projets photovoltaïques et agrivoltaïques de grande ampleur. Ils essaient donc d’accélérer le plus possible pour implanter un maximum de parcs avant que les oppositions ne soient trop fortes.

RZ : Quand ce phénomène a-t-il débuté ? On parle beauoup de Sun’Agri, mais est-ce qu’au début il y a des grosses entreprises derrière ces projets ?

Il y a vraiment une multitude d’entreprises, je ne saurais dire combien, et un peu de toutes les tailles. L’électricité, aujourd’hui, c’est de l’or. Il y a beaucoup de start-up qui se montent pour faire du photovoltaïque au sol, sur toitures, de l’éolien, de la méthanisation, etc. Les énergies renouvelables sont vraiment une mine d’or. Cela existe depuis longtemps et les plus vieilles entreprises ont désormais une taille considérable, font partie de grands groupes, sont côtées au CAC40. Même des entreprises qui à l’origine ne sont pas dans le domaine de la production d’énergie créent leur filiale d’énergie renouvelables parce qu’elles possèdent beaucoup de foncier et qu’elles cherchent à le valoriser au maximum. Elles se disent que typiquement, les centrales photovoltaïques sont un bon moyen de le faire. Je pense par exemple au groupe Casino, qui a créé sa filiale GreenYellow, pour développer du photovoltaïque, notamment sur toutes ses toitures, mais aussi sur de la réserve foncière au sol. Ou encore le groupe de transports Malherbe, qui a créé sa filiale Samsolar, dans l’optique de développer le transport à l’hydrogène et que pour en produire, il faut de l’électricité. Il y a vraiment une ruée vers l’or photovoltaïque.

RZ : Il y a des prévisions d’augmentation considérable des prix de l’électricité sur les prochaines années. C’est aussi pour cela que c’est une mine d’or ?

Oui, selon les modèles que l’on avait en interne, le prix de l’électricité est prévue à la hausse pour les 15-20 prochaines années au moins. Et donc que les projets seront d’autant plus rentables. Il faut savoir aussi que sur les centrales photovoltaïques, il y a un énorme effet d’économie d’échelle. Plus une centrale est grande, plus l’on peut faire des économies sur les travaux, les matériaux, etc. Ce qui permet d’avoir une centrale d’autant plus rentable. Il y a vraiment une course à l’aggrandissement, au gigantisme de ces projets. Quand on voit les prix de l’électricité, c’est d’autant plus vrai, même si officiellement ils chouinent sur le fait qu’avec l’inflation, le prix des métaux a augmenté, le prix des travaux aussi avec le prix des carburants… Mais le prix de l’électricité compense bien largement l’augmentation de ces frais.

RZ : Sun’Agri, importante entreprise du secteur, a été racheté par une entreprise de BTP. Il y a maintenant France Agrivoltaïsme qui réunit des partenaires du secteur.

France Agrivoltaïsme est le principal syndicat et lobby pour les énergies renouvelables. A sa tête, il y a quelqu’un qui vient de la FNSEA, il me semble. C’est toute une constellation qui s’est établie pour renforcer ce système. Avec le soutiens des industriels, des lobbys, de la FNSEA, de l’État. C’est un phénomène déjà très important et qui va prendre de plus en plus d’ampleur. L’année 2022 a vraiment été charnière avec des lois qui facilitent de plus en plus ces projets, l’avénement de ces projets, la validation dans le discours des politiques, notamment de Macron. Et là on va passer au stade supérieur. Il faut savoir aussi qu’un projet photoltaïque, sa première étape est de signer le foncier, et ensuite seulement on fait les études environementales, études d’impact et demande de permis de construire. La plupart des projets qu’on voit naître aujourd’hui sont nés depuis 5 ans. Ce qui veut dire que les projets qui sont signés en ce moment partout sur le territoire, on les verra se faire d’ici 5 ans. Cela se produit de manière vraiment insidieuse, parce que lorsqu’on prend connaissance du projet, cela fait en général bien longtemps qu’il a été négocié.

RZ : Cela veut dire qu’il n’y a aucune consultation publique ? Ce sont des projets qui vont avoir des conséquences considérables, et les populations découvrent trop tard qu’il y a des projets en cours ?

On découvre les projets bien après la signature du projet avec les propriétaires et l’acceptation par la mairie. Il y a une enquête publique pendant l’instruction du dossier de demande de permis de construire. C’est à ce niveau-là que la plupart des collectifs peuvent espérer bloquer le projet. Mais en amont, cela fait souvent plusieurs années que le projet est en train d’être potassé dans l’ombre par le développeur, peaufiné grâce aux retours des bureaux d’études pour savoir comment, en ayant conscience des enjeux environnementaux et sociaux, réussir à mieux les contourner et à faire accepter le projet quand même. Qu’il y a un travail politique au niveau des élus, des participants à la CDPENAF (Commission départementale de préservation des espaces naturels, agricoles et forestiers), qui donne son avis sur projet. Et même jusqu’au niveau du préfet, il y a un travail de lobbying de l’entreprise pour faire passer le projet. C’est donc difficile de les démonter du fait qu’ils sont travaillés depuis bien plus longtemps.

RZ : Total, le CEA, AgriParisTech, l’INRAE… De très grandes entreprises et la recherche se mobilisent sur ce filon ?

Aujourd’hui, il y a très peu voire pas du tout de recherche indépendante sur le long terme (plusieurs années) et avec des données scientifiques complètes. Ce que l’on voit le plus et ce qui est utilisé par les prospecteurs, ce sont des études internes – souvent récentes, peu complètes ou avec des protocoles pas du tout validés scientifiquement – ou alors des études menées par des instituts comme l’INRAE. On peut donc fortement douter des résultats de ces études, de leur indépendance, de leur honnêteté. Elles sont en faveur de l’agrivoltaïsme, ce qui n’a rien de suprenant quand on voit les conflits d’intérêt. Et ce sont ces études que j’ai été amenée à utiliser en tant que prospectrice pour convaincre l’audience que j’avais en face de moi. Et même si ces études étaient a priori favorables à l’agrivoltaïsme, on ne sélectionnait dans celles-ci que les arguments qui allaient dans notre sens.

RZ : Tu parles entre autres des études sur les conséquences possibles, voire prévisibles de l’implantation de ces parcs : hausse de température au-dessus des panneaux, problèmes pour les oiseaux migrateurs mais aussi pour les insectes, la question de l’eau. Est-ce que tu peux nous citer un peu les questions qu’il serait important d’étudier avant de lancer ces projets gigantesques ?

C’est du bon sens de se dire que ce genre de projets, qui peuvent faire 5, 10, 50 ,150, 700 hectares, ne peuvent pas ne pas avoir de conséquences sur les écosystèmes qu’ils touchent. Comme la recherche n’existe pas ou peu, les développeurs peuvent dire que les impacts ne sont pas encore prouvés ou carrément qu’il n’y en a pas. Il y a quand même des suspicion d’impact écologique. Par exemple, vu de haut, les champs de panneaux photovoltaïques forment de grandes surfaces bleutées et réfléchissantes. Certaines études commencent à montrer que des oiseaux migrateurs ou des insectes confondent ces espaces avec des plans d’eau et peuvent être déroutés. Les insectes peuvent également être amenés à s’approcher trop près de la surface des panneaux, qui monte jusqu’à 80°C, et donc mourir brûlés. Tout un tas de phénomènes qui ne sont pas assez étudiés, par exemple l’ombrage des panneaux sur les prairies. Est-ce que le micro-climat créé sous les panneaux, à long-terme est amené à changer les espèces végétales de la prairie, et donc d’insectes et de reptiles qui en dépendent ? Les effets aussi sur la faune, notamment les rapaces, qui perdent avec ces surfaces métalliques de grands espaces de leur territoire de chasse, induisant de potentielles prolifération de leurs proies, de rongeurs au niveau des champs. Je n’ai pas vu d’étude là-dessus. Pour des raisons de sécurité et d’assurance, une centrale photovoltaïque est entièrement clôturée, avec seulement de petits trous pour la petite faune (lapins, rongeurs, renards, fouines). Toute la grande faune (chevreuils, sangliers, etc.) sont empêchés de passés. Souvent les études sont réalisées à l’échelle d’un projet spécifique d’une entreprise, en oubliant que lorsqu’un territoire à un bon potentiel, ce n’est en général pas une centrale qui s’y installe mais plusieurs, ce qui crée un véritablement morcellement du territoire. Ce qui est parfois utilisé comme un argument pour convaincre les agriculteurs et les élus dans les régions où la problématique du loup est de plus en plus présente. L’agriculteur mettant son troupeau sous des panneaux le verra protégé des attaques du loup et pourra de plus le surveiller à distance grâce aux caméras de surveillance déployées par l’entreprise. Je ne parle ici que des centrales au sol, mais il y a aussi les centrales qui se font sur des forêts. Comment calculer l’effet long terme de remplacer un bois par une centrale photovoltaïque, comme c’est l’idée dans les landes au niveau des forêts qui ont brûlé en 2022 ou d’autres forêts malades qu’il conviendrait de raser ? Il y a aussi les centrales flottanes qui se développent de plus en plus, sur des lacs artificiels ou naturels, et bientôt peut-être sur les méga-bassines. Les milieux aquatiques sont fragiles. La vitesse, la température, l’oxygénation de l’eau peuvent être fortement modifidée par la présence de panneaux flottants, qui peuvent avoir des impacts sur la sédimentation, la prolifération d’algues, les population de poissons, etc. Rien de tout ça n’a été étudié. L’industrie ne respecte aucun principe de précaution et n’admet pas qu’elle ne sait pas quels seront les effets de ce développement massif dans tout le pays et dans le monde de centrales photovoltaïque. Cette industrie profite des difficultés du secteur de l’agriculture, qu’elles soient financières, liées aux loups ou à la sécheresse, qui exploitent ces faiblesses pour justifier des projets en cachant à quel point ils peuvent être délétères.

RZ : C’est très lié à toute la numérisation : caméras, capteurs d’humidité, de température, et outils de gestion à distance, sur lesquels l’agriculteur n’a souvent aucune prise et doit solliciter l’entreprise en cas de problème.

C’est un secteur très concurrentiel, où les entreprises essaient d’innover pour se démarquer les unes des autres. Il y en a qui, en effet, mettent en place des panneaux mobiles bourrés de capteurs pour la luminosité, l’humidité, la température. Ces panneaux sont pilotables à distances depuis des centres de contrôle afin de pouvoir modifier leur inclinaison et ainsi favoriser la production d’électricité et mettre à l’ombre les cultures, ou au contraire laisser passer la pluie. Cette cette robotisation de l’agriculture représentent une consommation incroyable de matériaux, de données, d’infrastructures numériques. Et dans de nombreux cas, l’agriculteur n’a pas directement la main sur le pilotage des installations mais doit faire la demande au centre de contrôle, à des centaines de kilomètres. C’est vraiment retirer encore un peu plus à l’agriculteur le pouvoir de maîtriser sa culture.

RZ : Pour Aurélien Berlan (Terres et Liberté), il s’agit d’une prolongation d’une transformation sociale, de l’agriculture, du système de production qui existe depuis fort longtemps. Cela prolonge et renforce l’aliénation par rapport à un travail qu’on pourrait dire plus paysan, proches des écosystèmes, de la biodiversité, d’une connaissance d’une région.

En effet, c’est tout à fait dans la continuité de ce que nos dirigeants veulent faire des terres agricoles, c’est-à-dire des zones de productions. Jusqu’à présent il s’agissait de production d’alimentation, de semences, mais aussi déjà de minerai. Désormais on y associe la production d’énergie. C’est véritablement dans la continuité de cette philosophie que les terres agricoles sont au service de la production de diverses ressources liées à la terre, au soleil et au vent, sans plus aucune considération pour la culture de la terre, sa préservation. Il ne s’agit plus de travailler avec la terre en la préennisant pour les générations futures mais contre elle pour en tirer tout ce qu’on peut. Dans la continuité de l’agrandissement et de l’ultra-mécanisation des fermes, on assite désormais aux phénomènes de numérisation et de robotisation de l’agriculture, qui s’accompagnent inévitablement de pesticides, d’intrants, d’OGM.

RZ : Il y a une sorte de paradoxe. On entend que ces entreprises profitent de la précarité des paysans, notamment ceux proches de la retraite et qui savent qu’ils n’auront presque rien. Mais finalement ce sont plutôt les gros agriculteurs, avec de grandes surfaces, plus industrialisées, intensives, qui intéressent ces entreprises.

J’ai identifiée deux types de propriétaires et d’agriculteurs auxquels j’avais à faire lors de ma prospection. D’abord les hommes d’affaires, les gros propriétaires, qui exploitent eux-mêmes les terres ou qui les louent. Il s’agit pour eux de faire de l’argent, de diminuer progressivement leur cheptel pour à terme pourquoi pas ne vivre que du photovoltaïque. Ce sont des gens qui ont par exemple 900 hectares, ou cinq bergeries réparties sur trois départements différents et vont chercher le fourrage sur encore deux autres départements. L’autre catégorie, ce sont de plus petits agriculteurs mais avec tout même une surface assez grande pour nous intéresser, entre 30 et 100 hectares, et qui sont très fortement endettés. J’ai eu affaire par exemple à un agriculteur endetté à hauteur de 800 000 euros. Ces derniers cherchent un moyen de sortir la tête de l’eau, d’alléger un peu le poids de cette endettement, grâce à la promesse d’un investissement photovoltaïque. Ce qu’on ne leur disait pas, c’est que notre but était de signer le plus de projets possibles, mais que sur la quantité de projets signés et promis, un ou deux sur dix seulement arriveraient à terme. C’est les faire espérer pendant cinq ans et à la fin leur faire subir une grosse déception, alors que parfois le projet a été abandonné depuis deux ans et qu’on a jamais donné de nouvelles. C’est comme ça qu’on se retrouve à déployer de grands projets photovoltaïques allant dans le sens de l’agriculture industrielle. Ce complément de revenu promu par les développeurs va souvent aux gros agriculteurs, qui ne sont pas les plus en difficulté. Les paysannes et paysans qui en auraient réellement besoin, même s’ils n’ont pas très envie de faire du photovoltaïques mais seraient prêts à faire cette concession pour sortir la tête de l’eau, on les met à la porte parce que leurs surfaces sont trop petites. Le seul modèle compatible avec l’agrivoltaïsme, c’est l’agriculture industrielle et numérique.

RZ : Tu expliques aussi que c’est un compromis que ces entreprises doivent trouver, l’agrivoltaïsme devant être complémentaire avec l’agriculture. Elles doivent montrer que c’est bon pour l’agriculture, mais en même temps elles veulent maximiser les profits et donc le nombre de panneaux par hectare. Tu as parlé de pression sur les agriculteurs ?

Quand on parle de projets agrivoltaïques, on parle souvent d' »adaptation agricole ». Les développeurs disent qu’ils vont s’adapter à l’exploitation, en discutant avec l’agriculteur de ses besoins. Sauf qu’en pratique, pour le développeur, adaptation agricole rime toujours avec des investissments supplémentaires et mettre moins de panneaux, aménager des zones sans panneaux, mettre des panneaux plus hauts donc avec des structure plus coûteuses, etc. Donc une moins de puissance installée sur une même surface et une rentablie amoindrie. Tout le jeu des développeurs consiste à faire un projet avec des adaptations agricoles suffisantes pour convaincre l’agriculteur, les élus, la chambre d’agriculture, mais en faire le moins possible pour que le projet soit très rentable. On pourrait faire de très bons projets agrivoltaïque pour peu qu’on ne soit pas regadant sur les dépenses. Le solaire est une technologique très adaptable si on veut bien faire des concessions et limiter la puissance installée, ce qui n’est absolument pas le cas.

RZ : La promotion commence aussi dans les lycées agricoles, ils essaient de bâtir un discours tout en sachant qu’ils n’ont pas énormément de temps avant que peut-être le vent tourne.

Le but est vraiment d’obtenir tous les soutiens possibles. Une autre partie de mon travail consistait à contacter les chambres d’agriculture pour faire du lobby, contacter les lycées agricoles, essayer d’organiser un rendez-vous avec le préfet… Vraiment essayer de gagner tout le monde à la cause, que cela rentre dans la culture et les moeurds des agriculteurs, que ce soit quelque chose auxquels ils pensent pour leur future installation et le développement de leur exploitation. C’est vraiment quelque chose de très dangereux.

RZ : Est-ce tu as l’impression que tu as l’impression d’être une des rares personnes à déserter ce genre d’entreprises ? Est-ce que tu as senti que des collègues se posent des questions ?

Le sentiment que j’ai eu dans mon entreprise et dans mon école au sein de laquelle j’ai essayé de partager mon expérience, c’est qu’il n’y a pas chez les ingénieurs, de diplômés d’école de commerce ou de master en aménagement du territoire, la volonté de creuser les conséquences sociales et environnementales de leur activité. Par leur formation, ces personnes ont en général une vision technocratique de la situation. Elles croient ou ont envie de croire en cette croissance verte. Elles viennent pour la majorité d’un milieu social qui a peu d’intérêt à remettre en cause l’ordre établi, du fait qu’elles en tirent leurs privilèges. Je voyais vraiment l’incompréhension dans le regard de mes collègues quand j’essayais de creuser la question de l’impact de nos projets sur l’agriculture paysan et l’autonomie des agriculteurs. C’est quelque chose qui ne les touche pas et qu’ils ont visiblement beaucoup de mal à comprendre. Cela pose la question de la légitimité des ces projets et de ces entreprises, qui viennent recouvrir des millers d’hectare de terres agricoles, alors qu’ils ne connaissent rien à ce milieu, à ses difficultés, à ses enjeux. Certes, ils se vantent d’avoir des ingénieurs agronomes en interne, mais ceux-ci restent des ingénieurs agronomes, pas des agriculteurs. En témoigne le discours des diplomés d’AgroParisTech, ils ont davantage une culture de croissance économique et de développement capitaliste que de préservation des terres et de luttes paysannes. En d’autres termes, des gens qui n’ont rien à voir avec ce milieu, qui n’y connaissent rien,  viennent saccager les territoires en étant convaincus qu’ils font le bien. Est très répandue chez les ingénieurs le schéma simpliste selon lequel les énergies renouvelables c’est le bien, les énergies fossiles c’est le mal. Les ingénieurs qui travaillent dans les renouvelables ont l’impression d’être dans le haut du panier, ils sont satisfaits d’eux-mêmes, pensent oeuvre pour le bien de la planète, pour la transition énergétique, ce qui les invitent d’autant moins à se remettre en question.

RZ : Un mot de la fin ? Tu vas continuer d’alerter sur ce que représente tout ce phénomène ?

Je vais essayer de continuer à participer à d’autres manifestations comme les Résistantes, les Rencontres paysannes et rurales à Bure. Je réponds à des sollicitations médiatiques et essaie d’intervenir auprès des étudiants de mon école, même si ce n’est pas simple d’obtenir un créneau et l’attention pour ça dans ces institutions. Je suis en reconversion professionnelle et je vais commencer un BPREA en agriculture paysanne. Il va donc falloir que je fasse la part entre mon envie de militantisme et le gros travail que j’ai à faire pour ma reconversion.

Pour conclure, on a parfois l’impression que la lutte contre l’industrie des renouvelables est déconnectée des autres, mais c’est tout le contraire. Typiquement, pour faire le lien avec les luttes de l’eau, les zones de captage d’eau potable font partie des cibles des développeurs, parce que agriculteurs ne peuvent pas y faire grand chose d’autre que de l’élevage, et donc autant y mettre des panneaux. On sera d’autant plus puissants que les luttes pourront se mailler entre elles et s’entraider.