De la financiarisation de la nature


La stratégie des marchés de compensation

Au prétexte de lutter contre le changement climatique, il arrive que des entreprises puissent se prétendre « neutres » en achetant des « crédits de carbone ».

Ainsi, des structures comme l’Organisation des Nations Unies (ONU) proposent des plateformes de compensation carbone, où des projets censés « réduire, éviter ou supprimer les émissions de Gaz à Effet de Serres (GES) » permettent à des multinationales comme le Crédit Suisse de qualifier leurs activités comme neutres en GES, malgré le financement de 127 millions de tonnes de GES entre 2015 et 2017.

Cela revient à polluer un endroit en payant quelqu’un pour balayer ailleurs.

Et une méthode efficace pour y parvenir — en plus des technologies dites « renouvelables », dont nous ne rappellerons pas à quel point elles n’ont de renouvelable que le nom — consisterait à planter des arbres.

Hélas, les projets de compensation privilégient : « des arbres à croissance rapide comme l’eucalyptus ou l’acacia, ce qui a pour effet d’augmenter plutôt que de réduire la quantité de carbone, fait remarquer Marie Ndenga Hagbe, chargée de communication de Survival International, le mouvement mondial pour les peuples autochtones. D’une part, la végétation déjà existante doit être éliminée et, d’autre part, les nouvelles plantations sont plus sensibles aux incendies, qui provoquent des pollutions de grande ampleur. […]

D’autres arbres sont tout aussi nuisibles, comme le palmier à huile ou l’hévéa, car ils privent les gens de leur terre et détruisent la biodiversité, bien qu’on essaie de les faire passer comme respectueux de l’environnement, car l’ONU définit aussi ces plantations comme des ‘forêts’[1]. »

Elle mentionne une étude selon laquelle « presque tous ces projets – elle donne le chiffre impressionnant de 85% – sont tout simplement des échecs. Pourtant, en dépit de ces revers, ce système de compensation reste une véritable industrie représentant plusieurs milliards de dollars. »

On rappellera également que la plupart des 11 millions d’arbres plantés pour un projet similaire en Turquie pourraient être morts, ou encore que la forêt amazonienne pourrait commencer à émettre plus de CO2 qu’elle n’en séquestre.

Du carbone à la biodiversité

S’inspirant de ce modèle, une nouvelle belle promesse émerge de la part des décideurs politiques et acteurs économiques.

Le concept de « solutions basées sur la nature » a été utilisé dès 2009 dans le cadre des négociations climat de l’ONU, puis introduite depuis quelques années par l’Union internationale pour la conservation de la nature (UICN). Ces solutions sont définies par l’UICN comme « des actions visant à protéger, gérer et restaurer de manière durable les écosystèmes naturels ou modifiés, afin de relever les défis de société de manière efficace et adaptative, tout en apportant des avantages au bien-être humain et la biodiversité. »

Pour Frédéric Hache, directeur de l’Observatoire de la finance verte : « Les solutions basées sur la nature promeuvent la financiarisation de la nature au sens où, plutôt que d’arrêter de détruire la biodiversité, on finance des compensations à la déforestation ou à la pollution d’une rivière, par exemple.

Cette approche revient à considérer la nature comme un capital à protéger et faire prospérer.[2]»

Plutôt qu’une initiative pour agir contre l’érosion de la biodiversité, il s’agit de rendre payant l’usage des ressources que la nature fournit aux humains.

On ne s’étonnera donc pas de voir, en 2020, des empires financiers comme HSBC créer le plus grand fond de « capital naturel » au monde, destiné à marchandiser les « actifs » de la nature, notamment les arbres, les océans et le sol. D’après Nicolas Moreau, directeur général de HSBC Global Asset Management : « les clients se concentrent de plus en plus sur les questions environnementales, et cette initiative est conçue pour les aider à obtenir un rendement financier [sic], tout en créant un impact positif sur la biodiversité mondiale. »

Le « grand mensonge vert »

Le 11 janvier 2021, la France organisait le One Planet Summit, présidé par Emmanuel Macron, où un objectif chiffré fut confirmé, dans le cadre plus large d’une promotion des « solutions basées sur la nature ».

L’objectif consiste à transformer 30 % de la planète en aires protégées d’ici 2030. Il sera décidé en mai 2021, lors de la COP15 de la Convention sur la Diversité Biologique (CDB) en Chine, puis réaffirmé en septembre 2021, lors du Congrès de l’UICN en France. Cet objectif doublerait, au cours de la prochaine décennie, l’actuelle superficie des terres protégées.

Et pourtant, une étude publiée dans la revue Nature suggère que si la moitié de la surface terrestre était placée en zone protégée, un milliard de personnes pourraient être affectées. 

« L’objectif de 30 % est un grand mensonge vert qui risque de nuire à la vie de 300 millions de personnes, selon Survival International, dont des personnes autochtones, et ne sauvera en rien la planète. Dans de nombreuses régions du monde, une aire protégée est une zone où les personnes qui y vivaient ne sont plus autorisées à le faire, ni à utiliser la nature pour nourrir leurs familles, ni les plantes médicinales pour se soigner, ni à visiter leurs sites sacrés[3]. »

L’organisation précise également que les mesures de protection de la nature dans le bassin du Congo et en Asie du Sud sont de plus en plus militarisées.

Une réalité bien différente

D’après Mapping For Rights, un projet communautaire de carte interactive pour le bassin du Congo : « La recherche montre que les terres gérées légalement par les peuples autochtones et les communautés locales connaissent des taux plus faibles de déforestation, emmagasinent plus de carbone, détiennent plus de biodiversité et profitent à plus de personnes que les terres gérées par des entités publiques ou privées[4]. »

Malgré les certitudes affichées par ses promoteurs, il est impossible de déterminer scientifiquement l’efficacité des aires protégées pour améliorer la biodiversité.

Bien au contraire, comme abonde Stepen Corry, président de Survival International : « il s’avère que la plus grande diversité ne se trouve pas dans les zones où toute interférence humaine est interdite, mais plutôt dans les endroits où les communautés tribales, indigènes et autres communautés locales sont restées sur place et ont continué à faire ce qu’elles ont toujours fait.

Des études montrent que les forêts gérées par les communautés ont moins de déforestation qu’à l’intérieur des aires protégées, et que la ‘nature’ se porte mieux dans les zones gérées par les populations autochtones qu’ailleurs. Dans des endroits aussi différents que l’Australie, le Brésil et le Canada, on trouve plus de diversité dans les territoires autochtones que dans les aires protégées.

Il semble clair que la diversité biologique et la diversité humaine sont liées[5]

D’ailleurs, le mensonge devient encore plus palpable quand on sait que cet objectif de 30% du globe réservé à la faune sauvage n’affectera pas les 70% restants — d’où provient, au passage, la majeure partie de la pollution.

Pour Stephen Corry, le constat est sans appel : « l’objectif de transformer 30 % de la planète en ‘zone protégée’ est, en réalité, une opération colossale d’accaparement de terres, aussi massive qu’à l’époque de la colonisation européenne[6]. »

Des conséquences terribles

En 2010, le Programme Alimentaire Mondiale (PAM) de l’ONU est intervenu dans la réserve TumbaLediima, en République Démocratique du Congo, suite à une augmentation significative des cas de malnutrition, la réserve affamant littéralement les populations avoisinantes. « Celles-ci vivant de la pêche, de l’élevage et en grande partie de la forêt, détaille le Dr Archimède Makaya, médecin Chef de Zone de Lukolela. Nous avons travaillé conjointement avec le PAM qui a fourni des suppléments alimentaires à cette population. »

Dans une lettre ouverte à Emmanuel Macron, Survival International lance alerte : « la mise en place d’aires protégées suit, notamment en Afrique et en Asie, un modèle colonialiste de ‘conservation-forteresse’ [wilderness] et mène à l’accaparement des terres. Les peuples autochtones qui vivent sur ces territoires sont expulsés, et même battus, torturés, violés ou tués par des gardes-parcs soutenus par les grandes ONG de la conservation[7]. »

Hélas, cette situation n’empêche pas le PAM ou de grandes ONG de faire aveuglement la promotion des marchés de compensation. D’après un document interne, le PAM précise même être « devenu neutre sur le plan climatique en achetant des crédits carbone de haute qualité […] pour compenser les émissions de GES qu’il ne pouvait pas éviter. »

En 2020, le PAM s’est fait remarquer pour son prix Nobel de la Paix, accompagné d’un silence assourdissant sur ces contradictions[8].

Selon l’ONG World Rainforest Movement, qui a étudié les effets catastrophiques d’une compensation conduite par le groupe minier Rio Tinto à Madagascar, certains projets de restauration ont déjà donné lieu à des accaparements de terres, expulsions de communautés indigènes et violations des droits de l’homme.

Comble de l’ironie, certaines aires protégées ne sont en fait pas du tout protégées. Les habitants sont expulsés lorsqu’une industrie s’empare de leurs terres, parfois en partenariat avec une ONG de protection de la nature. « À la place, déplore Marie Ndenga Hagbe, on y installe des exploitations industrielles — exploitation minière, exploitation forestière, plantations mais aussi des concessions de chasse au trophée ou infrastructures touristiques étendues, généralement haut de gamme — une réalité rarement mise en avant. »

Nous sommes donc face à une nouvelle imposture de grande ampleur, aux conséquences terribles, qui pourrait une fois encore retarder l’action climatique indispensable dans les économies développées. Comme tant d’autres (des banques d’investissements à l’ONU), l’industrie pétrolière et gazière fait activement la promotion des « solutions basées sur la nature » comme moyen commode de compenser leurs émissions et de ne pas changer leurs pratiques.

Carte des permis pétroliers, miniers, secteurs agroalimentaire, concessions d’exploitation et aires protégées en République du Congo, Mapping For Rights: Le « cadre mondial pour la biodiversité pour l’après-2020 », 2020.

Conclusion

Stephen Corry de conclure :

« Si nous voulons vraiment sauver notre monde, nous devons commencer par réduire la surconsommation massive des riches. Les 10% les plus riches sont responsables d’environ la moitié de la pollution totale de la planète, et ils doivent donc travailler plus dur pour la réduire. Les conflits militaires et la croissance des technologies de l’information doivent être considérés comme les principaux pollueurs qu’ils sont. Le premier est à peine mentionné dans l’activisme climatique, et le plan pour le second est à l’opposé de ce qui est nécessaire, avec encore plus ‘d’intelligence artificielle’ avide d’énergie pour surveiller nos vies au profit de l’industrie et du contrôle de l’État. Si nous voulons réduire la dépendance aux combustibles fossiles, nous devons également réduire la dépendance aux technologies ‘intelligentes’, et nous devons accepter le fait que les vraies solutions ne sont pas trouvées dans les gadgets marketing comme le ‘net zéro’, la compensation, les marchés du carbone ou la ‘tarification de la nature’. Les vraies solutions sont trouvées avec les populations locales qui ont réussi à créer et à gérer la biodiversité mondiale depuis la préhistoire. […]

L’humanité dans son ensemble n’est pas responsable de ces problèmes, un secteur particulier l’est, et c’est celui-là même qui propose [les ‘solutions basées sur la nature’]. Ceux qui [les] promeuvent veulent dicter au reste du monde comment vivre, mais ils agissent surtout pour eux-mêmes.

L’interdiction de l’activité humaine dans d’autres « zones protégées » est une autre manifestation de l’orgueil qui nous a mis dans ce pétrin au départ. Les populations locales — celles qui conservent une certaine autosuffisance, du bon sens et un lien avec leur environnement — restent l’épine dorsale la plus solide de l’humanité, même aujourd’hui. Ils ont de meilleures réponses que les technocrates de la conservation et les autres élites mondiales qui manquent de perspective. En en expulsant un plus grand nombre encore, on les réduit, au mieux, à une pauvreté sans terre et, au pire, on les détruit, eux et l’environnement. Ce serait désastreux pour tout le monde. »

Pour ceux qui pensent ces enjeux ne les affectent pas, qu’ils se rassurent : l’eau vient tout juste de rejoindre l’or ou le pétrole parmi les matières premières négociées à Wall Street.


1. Marie Ndenga Hagbe, Les mirages de la conservation de la nature par Stephen Corry, Survival International, 2020
2. Jade Lindgaard, Biodiversité: rentabiliser la nature pour la protéger, Mediapart, 2020
3. One Planet Summit : Macron fait pression pour les 30 % alors que près de 200 organisations alertent contre une catastrophe, Survival International, 2021
4. Le « cadre mondial pour la biodiversité pour l’après-2020 », Mapping For Rights, 2020
5. Stephen Corry, New Deal for Nature: Paying the Emperor to Fence the Wind, Counterpunch, 2020
6. Le projet de l’ONU pour protéger 30 % de la planète d’ici 2030 pourrait déplacer des centaines de millions de personnes, avertissent des ONG et des experts, Survival International, 2020
7. Lettre ouverte à Emmanuel Macron : 30% d’aires protégées, une catastrophe pour les peuples autochtones et la biodiversité, Survival International, 2021
8. Plusieurs de ces contradictions du PAM entre aide alimentaire et négligences écologiques sont répertoriées dans le rapport d’un de nos membres, disponible à l’adresse suivante : https://vous-netes-pas-seuls.org/wp-content/uploads/2020/06/Rapport-final.pdf