James Amar a démissionné publiquement de son cursus à l’école Centrale-Supélec, en publiant cette lettre ouverte à la rentrée de septembre 2023. Un an et demi après le discours des diplômés d’Agro Paristech, James insiste, dans à nouveau sur le rôle central des grandes écoles d’ingénieurs, qui forment les « gestionnaires du désastre » dans le ravage écologique et social. Ne plus en faire partie, à moins d’aider au désarmement des structures nuisibles. Il interpelle au passage la direction de son école qui tente de museler la contestation radicale qui commence à naître sur le sinistre plateau de Saclay, où la tentative de parquer les étudiants ingénieurs et scientifiques en dehors de la cité semble prête à péricliter, en témoigne la rentrée contestataire en gestation.
Madame, Monsieur,
Par la présente, je vous remets ma démission du cursus ingénieur CentraleSupélec.
Je profite de cette occasion pour m’exprimer publiquement, car je tiens à ce que cette lettre soit ouverte, sur les raisons qui m’ont poussé à quitter le cursus.
Une raison importante et très simple est le manque d’intérêt que je ressens vis-à-vis des cours dispensés à l’école. Cela a bien sûr à voir avec mes goûts propres. Cela dit, la formation reste, dans l’imaginaire collectif, une « grande porte », un sésame qui permet d’intégrer facilement et « honorablement » le monde professionnel actuel.
Et justement, je ne suis pas si sûr que ce dernier point soit pertinent dans l’époque dans laquelle nous vivons.
Avant de continuer, je tiens à présenter mes excuses à celles et ceux qui me connaissent et savent que je préfère largement aborder ce genre de sujets sur un registre plus léger, créatif et humoristique et qui ne me reconnaîtront peut-être pas dans le ton relativement grave de cette lettre. Désolé, mais aujourd’hui, pour une fois, j’ai envie de m’exprimer de manière plus directe. Le sujet que je souhaite évoquer est — et c’est un euphémisme — très sérieux.
A l’heure où le ravage écologique constitue une urgence absolue, où la société de capitalisme industriel s’essouffle et où la production doit ralentir, CentraleSupélec cherche à nous inscrire dans un monde de croissance infinie aux idéaux mortifères.
En « jeux d’entreprise », nous apprenons à piloter une entreprise obligée de faire des profits en raison de l’existence d’actionnaires, et qu’il est humiliant de baisser le salaire des membres de la direction. En « soirées découverte entreprises », nous rencontrons des représentant·e·s d’entreprises que l’on peut qualifier, sans exagération, de criminelles contre la vie sur Terre : Total Energies, Safran, BNP Paribas, la Société Générale, MBDA et j’en passe…
Nous sommes invité·e·s à travailler sur des projets où il nous faut optimiser l’impact de bombes (nucléaires, climatiques, sociales). Bien sûr, nos projets intègrent les mesures de façade qui sont, dans le monde de l’entreprise d’aujourd’hui, les seuls outils qui puissent nous donner un minimum de bonne conscience : la Responsabilité Sociale et Environnementale des entreprises, les bilans carbone non contraignants… Et même quelques cours critiques de notre future condition d’ingénieur, notamment la conférence de clôture du cours de Gestion d’Entreprise.
Et c’est lors de ces cours que nous nous rendons compte de l’absurdité de ce que nous faisons. Des injustices et de la destruction du monde auxquelles nous participons. De la contradiction fondamentale entre ce à quoi nous sommes formé·e·s et les conséquences que nos futurs métiers sont amenés à avoir.
Nous commençons à nous rendre compte que, sur une planète qui se réchauffe, où nous tuons les autres êtres vivants massivement et où des populations entières sont exploitées par une minorité, nous, ingénieur·e·s, cadres de l’administration du désastre, ne serons pas la solution. Nous serons même, si nous ne prenons aucune décision radicale, le problème.
Aucun techno-solutionnisme, aucune « croissance verte », en bref : aucune bêtise ne rendra l’actuel métier d’ingénieur désirable pour quiconque souhaite sincèrement habiter un monde vivant, paisible et juste.
Face au statu quo que nous pourrions perpétuer en continuant à suivre notre chemin tout tracé, il nous faut absolument changer de paradigme. C’est une nécessité vitale. Les « carrières de rêve » d’hier sont dépassées.
Travailler dans une grande entreprise ne devrait plus être le débouché évident de l’élève de grande école, sauf bien sûr si son projet est de saboter cette entreprise, et par là même porter un coup à celles et ceux qui continuent à détruire notre planète et les êtres qui l’habitent.
Il serait temps que les élèves de CentraleSupélec, en dépit du statu quo largement soutenu par l’école, se mettent à la page. J’appelle à la désertion.
J’appelle celles et ceux qui me lisent à ne pas ouvrir les portes desquelles CentraleSupélec et les grandes écoles donnent les clés, celles qui mènent à la destruction, à l’exploitation, à la laideur. J’appelle celles et ceux qui auront le diplôme à ne pas participer au marasme écologique et social en cours, à critiquer partout et tout le temps les contenus de savoir et les rencontres auxquels nous sommes exposé·e·s, à explorer d’autres voies, à refuser de défendre les intérêts d’une minorité qui fait passer le profit et l’accumulation de richesses avant le respect des vivants, humains et non-humains, et de notre habitat commun.
Il nous faut interroger ce que notre éducation nous a toujours présenté comme étant une chance et un gage de bonheur, en osant nous regarder en face et en nous posant la question : dans un monde où l’on veut absolument nous inscrire dans une production mondialisée et effrénée, où de toutes parts les scientifiques nous alarment sur les modes de vie que nous serions amené·e·s à perpétrer, où même le « vert » a été intégré comme un paramètre commercial comme un autre et permet aux criminel·le·s de notre temps de porter le masque des « gentil·le·s qui plantent des arbres », et où tout un système légitime de tels crimes et nous rend dépendant·e·s de leurs macabres entreprises, comment définir et pratiquer une nouvelle manière d’être au monde, de vivre heureuses et heureux ?
C’est une question fondamentale et révolutionnaire. Osons la poser, nous qui serions a priori destiné·e·s à ne rien dire et à suivre un chemin tout tracé vers le précipice.
Questionnons, ouvrons d’autres voies. Au stade où nous en sommes, je pense qu’aucune expérimentation sociale, politique, écologique, artistique, scientifique n’est à rejeter — pour peu qu’elle essaye de rendre le monde davantage souhaitable. Pour ma part, je compte mener mes expériences en amorçant un « retour à la terre » progressif et progressiste, en développant mon rapport à l’art, à son interaction avec le vivant et le militantisme écologiste, en m’intéressant aux très nombreux modes de vie qui ont précédé le capitalisme industriel, en me mettant en relation avec les luttes portées par les territoires d’expérimentation où se développe un nouveau rapport au paysage et aux milieux de vie et dont la multiplication et l’interconnexion, je l’espère, pourront obliger les pouvoirs en place à intégrer à notre société ces démarches qui proposent une autre manière d’être au monde.
Camarades étudiant·e·s, si je dois vous laisser quelque chose en échange de tout ce que j’ai vécu grâce à vous pendant ces années en école, je vous dirais ceci : osez, indignez-vous, pensez et agissez radicalement contre la mollesse et l’inaction qu’on vous sert sur un plateau.
J’invite quiconque le souhaite à se renseigner sur « l’autre rentrée » et à participer à cet événement qui, je l’espère, aura des conséquences bénéfiques pour la réécriture de nos parcours. Trouvons nos propres voies, vivons différemment, expérimentons, créons, que ce soit en désertant le salariat ou en conservant un emploi respectueux, en mobilisant tous les moyens à notre portée. Tout est à repenser et à réinventer.
Membres de l’administration de CentraleSupélec, j’espère que vous entendrez ce message et que vous saurez que nous ne tairons pas, quels que soient votre soutien ou vos tentatives de nous museler — si je devais en citer quelques-unes : vous avez interdit un rassemblement de déserteurs et déserteuses au sein de l’école et le chef d’établissement se permet, lors du Forum Ingénieur·e·s Responsables, de répéter en boucle qu’il n’y a « pas de déserteurs à CentraleSupélec », sans aucune preuve de ce qu’il avance.
J’ai bien conscience de la situation délicate dans laquelle l’école est placée du fait de ses financements et de son fonctionnement intrinsèque, mais je crois que ces financements et ce fonctionnement sont loin d’être immuables et que la parole étudiante, y compris celle qui soutient les bifurcations, gagnerait à être davantage respectée.
Aucune carrière n’a plus de valeur que la conservation du vivant.
Désertons.
Aujourd’hui je prends la parole, d’autres l’ont fait avant moi, et je pense pouvoir affirmer que d’autres le feront après nous. Nous sommes nombreuses et nombreux. Et personne ne pourra nous arrêter sur le chemin d’un changement radical, nécessaire et joyeux. Nous avons la chance de pouvoir choisir de ne pas nous embourber dans un système qui part en fumée, saisissons-la.
Au revoir.
James Amar.