Apperçu des principaux courants de « L’Écologie radicale » (2012) selon Frédéric Dufoing


INTRODUCTION

Philosophe et politologue de formation, Frédéric Dufoing nous présente dans ce petit livre un aperçu très efficace des projets de société les plus radicaux, les plus déroutants de l’écologisme. Car, quoiqu’en disent les discours dominants, la pensée écologiste ne se réduit pas à la chasse aux gaz à effets de serre, ni aux vœux pieux du développement durable. Au contraire, ces tendances réductrices, réservées aux experts, séparées des autres enjeux de société, « vont totalement à l’encontre de la logique initiée par les mouvements écologistes (classiques comme radicaux) dans années 1970 ». Ces derniers interrogeaient « les fondements mêmes de notre mode de vie, notre relation à la nature comme notre conception de l’organisation sociale ». En effet, ils considéraient « les problèmes environnementaux comme des symptômes, à traiter, certes, mais à condition de prendre en compte leurs origines, la “maladie“ et les désordres complexes qu’ils manifestent : là sont les vrais problèmes ».

Après une ouverture qui explicitera ce qu’il entend par « idéologie » et « écologisme » — offrant ainsi une « brève histoire des origines et de la structuration de l’idéologie écologiste » au sens large —, l’auteur traitera successivement de l’écologie profonde et du biorégionalisme, de l’anarcho-primitivisme, de l’écologie sociale, du décroissantisme et de l’éco-agrarianisme. Excepté le décroissantisme, d’origine européenne, toutes ces familles se sont développées aux États-Unis et dans le monde anglo-saxon.

Bien entendu, cet ouvrage n’a « aucune prétention à l’exhaustivité ni quant aux courants présentés, ni quant aux présentations de ces courants ». Aussi, les critères de sélections de l’auteur sont à la fois subjectifs : « intérêt personnel pour les mouvements qui remettent en cause le consensus technologique, le plaisir d’analyse les argumentations sans concessions, (presque) sans faux-fuyants et originales, le goût pour les idées en marge, en dehors, qui attaquent les évidences, les stéréotypes et les habitudes intellectuelles […]» ; et objectifs :  « le degré d’intégration des théories dans le cadre idéologique écologiste, l’influence effective que ces mouvements ont pu avoir ou ont dans les domaines politiques, philosophiques, sociologiques  ou même artistiques, la profondeur de leurs remises en questions (l’anthropocentrisme, la croissance, le développement durable, la révolution néolithique, la révolution industrielle, l’État, la technique, les valeurs “occidentales“, la place du religieux, etc.) […]; enfin, pour certains, leur méconnaissance par le grand public des pays d’Europe francophone. Nous reviendrons plus loin sur les critères de “radicalité“».


I. L’ÉCOLOGISME

Qu’est-ce qu’une « idéologie » ? Souvent connoté de manière péjorative, ce terme permet de disqualifier son adversaire, ramenant sa vision du monde à une posture réductrice, irréaliste, fanatique. Il devient alors une manière de cacher ses propres biais. Pourtant, ce mot créé pour désigner «une science des idées [a] une histoire, une portée et un contenu bien autres que rhétoriques».

Aussi, Dufoing n’accordera «aucun intérêt à la question de la véracité ou de la scientificité de l’idéologie ». Non seulement car elle apporte peu à la compression des idéologies étudiées, mais aussi car « elle postule qu’ils existe une réalité connaissable [et] que cette connaissance de la réalité ne peut être que d’ordre scientifique (alors que la science n’est qu’un discours parmi d’autres, qu’elle est aussi un ensemble de croyances et de postulats). Autrement dit : peu importe que la croyance à la fin du pétrole se réalise vraiment en 2025, en 2050 ou pas du tout; [que] la croyance dans l’exploitation du prolétariat par les possesseurs des moyens de production soit vraie ou pas.

[Ce] qui est intéressant, c’est que des groupes y croient, intègrent ces croyances avec d’autres, agissent en fonction de ces croyances et même les modifient quand elles ne correspondent plus aux circonstances».

L’auteur définit alors l’idéologie comme :

« Une vision du monde ayant des objectifs socio-politiques et partagée par un groupe, constituée à la fois de valeurs, de schèmes explicatifs (ou des scénarios), de référents historiques, culturels et même parfois mythiques (ou religieux) qui se donnent sens au travers des rapports qu’ils entretiennent les uns avec les autres».

Il convient ici de distinguer l’écologie comme idéologie politique — ou « écologisme » — de l’écologie comme discipline scientifique, laquelle la précède d’un siècle.

Dufoing propose ensuite une brève histoire des origines de l’écologisme depuis le XVIIIè siècle, passant par l’exaltation d’un mode de vie humble et rural face aux déprédations de l’industrialisation, les réponses aux problèmes posés par l’expansion coloniale, la critique de la modernité par les romantiques, ou encore le mouvement luddite.

La naissance de l’écologisme comme idéologie cohérente n’émerge qu’après la Seconde Guerre mondiale, en se structurant autour de la menace nucléaire, la pollution de l’environnement, l’aliénation de masse, la protection des minorités et le féminisme, la question démographique, les rapports Nord-Sud.

Enfin, l’auteur énumère les lignes de fractures entre écologisme classique et radical :

  • sur les institutions existantes — les uns voulant les utiliser pour arriver à leurs fins, les autres jugeant cette option inefficace et incohérente puisque les moyens ne correspondent pas aux fins;
  • sur les textes fondateurs et valeurs d’origine — les uns défendant une interprétation « souple », les autres voyant cette souplesse comme de la mollesse, voire de la lâcheté;
  • plus précisément sur le corpus de croyances autour du progrès technique, et l’existence d’un État pour gérer la société — les uns y restant attachés, les autres les identifiant comme nuisibles;
  • les uns défendant une perspective anthropocentrique, les autres biocentrique;
  • les uns revendiquant leur radicalité, les autres la leur reprochant.

En substance, « c’est eu égard au rapport à l’État, à la technique, au relativisme culturel, à l’articulation des fins et des moyens ainsi qu’à l’opposition entre le rationnel et le raisonnable que les partisans de l’écologie sociale, les néo-luddites, les biorégionalistes et les anarcho-primitivistes ainsi que les décroissantistes s’opposeront aux écologistes organisés en partis ou agissant au sein d’institutions d’une manière ou d’une autre liée à l’État et à la technocratie ».

Rejetant ce que Serge Mongeau, figure de la décroissance, qualifiait déjà en 2007 de « fausses solutions » (recyclage, biocarburants, innovations technologiques, crédits de carbone, etc.), les radicaux avancent des diagnostics et des solutions qui vont beaucoup plus loin, en amont, que ceux des classiques.


II. L’ÉCOLOGIE PROFONDE ET LE BIORÉGIONALISME

L’écologie profonde est née au début des années 1970 de la réflexion du philosophe Arne Naess. Elle est « davantage un mouvement philosophique et spirituel qu’un mouvement politique au sens général du terme » malgré d’importantes implications socio-politiques.

En 1949, l’écologue et forestier Aldo Léopold publie l’un des ouvrages les plus importants de l’écologisme nord-américain : Sand County Almanac. Dans le dernier chapitre, intitulé Land Ethic, il suggère d’étendre « la communauté à laquelle la réflexion éthique donne ses règles, aux “choses“ non humaines, c’est-à-dire aux animaux, aux plantes, aux eaux, aux terres et, finalement, aux écosystèmes, même quand ils ne sont pas valorisables économiquement ».

Idée aussi portée par les biorégionalistes, l’humain devient membre d’une communauté biotique : celle de son milieu d’existence. Deux autres positions sont défendues par Léopold, et présentes dans l’écologie profonde : « la nature est trop complexe pour que l’homme ait la présomption de la “manager“ », et « tout réel changement politique concernant l’environnement est inutile sans une profonde modification préalable des structures morales de l’homme ». Le philosophe Holmes Rolston III propose également une extension de la communauté éthique, en défendant l’idée d’une « valeur intrinsèque » de la nature, indépendante du jugement humain.

On arrive alors aux racines de la crise : « en objectivant la nature, en la considérant seulement comme une ressource, distincte, séparée, soumise et disponible, perçue au travers de métaphores mécanistes et de l’usage des technosciences, l’homme a perdu une partie de lui-même : son moi s’est appauvri, sa conscience est désormais fragmentée, coupée des réalités, livrée aux artefacts ». Le projet de l’écologie profonde consiste alors « à sauver la nature en restaurant l’unité du moi (Self), c’est-à-dire en travaillant à étendre ce moi à la nature ». Enfin, cette « égalité absolue des être vivants ou encore des écosystèmes pose de très nombreux problèmes pratiques. Car enfin, il faut bien manger et donc tuer… »

S’ensuit une présentation du biorégionalisme : « synthèse originale et complexe des points de vue écocentré et anthropocentré », née durant les années 60 dans les milieux de la contre-culture nord-américaine. L’ouvrage Dwellers in the Land (1985) de l’historien Kirpatrick Sale, est considéré par les biorégionalistes comme l’une des meilleures présentations des idées du mouvement. La perspective de Sale a d’ailleurs fortement influencé le décroissantisme européen.

Les biorégionalistes ont leur explication de la crise écologique, dont la référence spiritualiste les rapproche de l’écologie profonde. À travers une relecture des mythes anciens, Sale oppose la conception divinisée de la nature à celle, moderne, héritée de la Renaissance. Les sciences et les techniques, par leur monopole sur les mentalités, l’idolâtrie qu’elles suscitent, ont libéré l’hubris humain, cassé les rituels qui permettaient l’Homme et la nature de dialoguer.

Une biorégion, concept au coeur de ce mouvement, est « une zone géographique définie par des caractéristiques naturelles incluant le bassin hydrographique, le relief, la composition des sols, les qualifiés géologiques, les plantes et les animaux originaires du lieu, le climat et le temps. […] Le BR inclut les êtres humains comme espèce dans les relations entre ces caractéristiques naturelles ».

Le projet du biorégionalisme s’appuie donc sur trois principes : autosuffisance, autonomie et spiritualité empathique. «  Parce que les ressources utilisées sont locales, on perçoit et donc conçoit ce que l’on fait; on est directement conscient de l’impact que l’on a sur son environnement, donc on se limite et l’on oriente son génie sur ce que l’on a plutôt que sur des fantasmes consuméristes ».

Une question reste sans réponse : celle des déplacements de populations. Comment les réguler ?


III. L’ANARCHO-PRIMITIVISME DE JOHN ZERZAN

Développé aux États-Unis et au Canada depuis les années 1990, l’anarcho-primitivisme est une idéologie qui articule « les théories et valeurs anarchistes classiques (féminisme, refus du pouvoir hiérarchique, de l’État, des aliénations religieuses, du capitalisme, etc.), l’imaginaire de la Wilderness déjà évoquée avec Thoreau, Muir et Léopold ainsi que certains aspects de l’écologie profonde […], diverses pensées critiques de la modernité, de la technologie et de l’industrialisme aliénants […] et, enfin, les travaux de paléontologues et d’anthropologues comme M. Sahlins et P. Clastres […] ».

Dans son scénario explicatif de l’aliénation moderne, ce mouvement part d’un constat proche de celui de Rousseau : «  l’Homme a été parfaitement libre et en accord avec la nature à [l’époque] des sociétés pré-agricoles du paléolithique — ou actuelles quand elles sont [épargnées] par la Civilisation ».

Pour saisir cette aliénation, Dufoing suggère un détour par La société industrielle et son avenir (1995) de Théodore Kaczynski, mathématicien qui mit fin à sa carrière académique pour une retraite dans la Wilderness, vivant dans une cabane isolée de chasse-cueillette et d’un potager. Plus connu comme Unabomber, il fut arrêté en 1996 pour ses envois de colis piégés à des ingénieurs, universitaires et autres cadres de sociétés high tech.

Si, par sa pensée et son expérience, Kaczynski semble s’inscrire dans l’anarcho-primitivisme, il émit de vives critiques à propos de nombreux textes ce mouvement, reprochant « leurs simplifications, leur idéalisation et leur mythologisation de la vie sauvage ». Ceci dit, il admet que «l’Homme industriel, sursocialisé, a perdu ce qui faut véritablement sens dans la vie [soit] la capacité de se réaliser [de] manière autonome, au travers d’efforts et de la recherche de ce qui permet sa propre survie; ou encore le fait d’avoir un réel pouvoir sur sa propre destinée ».

Pour Zerzan, principal penseur de l’anarcho-primitivisme, le problème vient de « la sédentarisation et l’adoption de l’agriculture », soit « “l’indispensable base de la Civilisation“ [et] le “triomphe du processus qui nous rend la nature étrangère“ ».

« Zeran affirme qu’avec l’agriculture et la domestication des animaux, naissent le besoin de produire, de modifier la nature, la division (notamment sexuelle) du travail, la propriété, la nécessité de contrôler un territoire, l’accroissement de la population (qui est la conséquence de l’adoption de l’agriculture et pas sa cause), donc l’organisation hiérarchique impliquée par l’existence de groupes plus larges, la domination des hommes sur les femmes, et la guerre. »

Le projet des anarcho-primitivistes consiste alors, non pas à s’inspirer du modèle des chasseurs-cueilleurs, mais à le reconstituer.. Avec ce modèle unique, les anarcho-primitivistes se distinguent singulièrement des autres anarchistes et écologistes radiaux.

Trois angles d’attaques émergent de leur projet : (1) « combattre la production industrielle et l’effacement des hommes devant les machines et l’État » (relevant plutôt de la propagande, voire du sabotage — se rapprochant ainsi d’Earth First !); (2) « réapprendre [comment] survivre dans la nature sauvage » (ce « ré-ensauvagement » s’organise via « stages d’éveils des sens, de reconnaissances des plantes et des animaux, d’apprentissage de la traque et de la chasse, de la fabrication d’outils ou de récipients, de construction d’abris, voire de maison utilisant les matériaux locaux, trouvées dans les forêts. Ces expériences sont largement inspirées de diverses traditions de chasseurs-cueilleurs. On citera l’organisation Earth Skills ou encore Wildroots »); et enfin, de manière plus réaliste (3) « trouver des alternatives concrètes à l’agriculture » (où « trois projets alternatifs reviennent souvent dans leurs écrits et leurs pratiques : le Forest gardening — ou « jardin forêt » —, la Permaculture et le Natural Farming. Les autres courants de l’écologisme radical font aussi des références enthousiastes à ces trois projets alternatifs »).


IV. L’ÉCOLOGIE SOCIALE DE MURRAY BOOKCHIN

En opérant une fusion entre anarchisme et écologisme (idéologies porteuses de nombreuses valeurs communes), c’est très tôt dans l’histoire de la pensée écologiste que Murray Bookchin va articuler clairement les réflexions sociale, politique et proprement environnementale.

L’auteur nord-américain veut montrer que la crise écologique du XXè siècle « trouve son origine profonde, non pas dans une sorte de rupture morale ou socio-économique nette, c’est-à-dire donnée à un moment précis de l’histoire humaine ou encore située dans l’histoire des sociétés proprement occidentales (la Renaissance pour certains, la Révolution industrielle pour d’autres), mais bien dans une logique d’organisation sociale que l’on trouve à diverses périodes de l’histoire humaines, dans toutes les ères culturelles : la logique hiérarchique ou plutôt, l’institutionnalisation de la logique hiérarchique.  »

Dans la lignée de son père spirituel, le biologiste et penseur anarchiste Kropotkine, Bookchin souligne l’importance du « symbiotisme », soit « la  “collaboration“ entre espèces dans l’évolution et le maintien des écosystèmes ». En se livrant ainsi à une sorte de « naturalisation » des principes anarchistes, il répond à la naturalisation du libéralisme des darwiniens sociaux du XIXè siècle, et leurs descendants ultra-libéraux du XXè. Le but étant de monter qu’il est raisonnable de penser une organisation sans hiérarchie. En outre, « Bookchin montre que l’histoire humaine fourmille d’exemples de sociétés non-hiérarchiques », et qui n’appartiennent pas nécessairement à des passés lointains. Ces sociétés, que Bookchin qualifie d’« organiques », partagent quelques caractéristiques : l’humanité n’y « maîtrise pas plus la nature que la nature ne maîtrise l’humanité »; le principe de l’usufruit selon lequel « les objets étaient à disposition des individus et des familles d’une communauté parce qu’ils en avaient besoin, non parce qu’ils leur appartenaient ou parce qu’ils étaient le produit de leur travail »; « chaque individu avait droit aux moyens de subsistance, quelle que fût sa contribution productive »; etc.

« Comment de telles sociétés se sont-elles transformées en sociétés hiérarchiques ? Le plus souvent, l’influence des vieillards s’est transformée en gérontocratie; mais c’est surtout la domination de genre, celle des hommes sur les femmes, qui semble être la plus répandue. »

Quel est le projet de l’écologie sociale ? Abolir la société hiérarchique — plus particulièrement la plus dominante : la société capitaliste — en redonnant du pouvoir (reempowerment) à l’ensemble de la population; réinventer des structures sociales « directes, en face à face », c’est-à-dire établir une démocratie directe; pour ce faire, privilégier une organisation politique de plus petite taille (ce que Bookchin appelle « communalisme »); trouver « une unité entre une communauté humaine et l’environnement dans lequel elle habite » (se rapprochant du projet décroissantiste); « reconstruite une société basée sur l’usufruit, ce qui implique la fin de la propriété privée sur les terres, de complémentarité (c’est là que la logique de la démocratie directe intervient) et de l’irréductible minimum dont, à vrai dire, Bookchin ne dit pas grand chose […]».

Notons que le système politique du Rojava, région rebelle autonome syrienne, a été influencé par les thèses de Bookchin.

Relevons enfin deux écueils : contrairement à Ellul, Anders, Mumford ou les néoluddites, Bookchin croit en la neutralité de la technique, faisait fi de son impact intrinsèque; et « à l’instar des décroissantistes mais au contraire de l’écologie profonde […] il passe à côté d’une réflexion pourtant fondamentale sur le sort des animaux ».


V. LE DÉCROISSANTISME

Ce mouvement est considéré à tort comme redevable du rapport Meadows sur les limites de la croissance économique (1972) ou de la logique démographique du Life Boat.

« Or, loin de cette logique technocratique et autoritaire, le mouvement décroissantiste […] s’est en fait constitué, en marge de l’altermondialisme, au début du troisième millénaire, au travers de publications (et d’une maison d’édition lyonnaise, Parangon), de revues (La Décroissance, S!lence, Les Casseurs de pub, etc.) de sites puis, désormais, de partis politiques […] ainsi que d’institutions et de programmes de recherches universitaires […]. S’il est usité au milieu des années 1970, le mot décroissance ne réapparaît comme terme identifiant et rassembleur qu’à parti de 2002. »

Les auteurs qui s’en réclament soulignent « l’impossibilité de faire croître infiniment la production, comme le veulent les théories (et les pratiques) de la croissance depuis cinquante ans, avec des matières premières et une énergie en quantité finie — et cela à une vitesse qu interdit le renouvellement naturel des stocks ».

Plus précisément, leur argumentaire repose sur deux pôles fondateurs.

Le premier, économique, est au croisement de la bioéconomie de Georgescu-Roegen, et de la théorie de l’effet-rebond de F. Schneider. La bioéconomie montre que « les écoles économiques dominantes, aussi bien marxistes que néo-classiques, ont littéralement oublié ce qui est pourtant à la base même de leur discipline : la matière et l’énergie ». La théorie de l’effet-rebond montre que « toute technique ou toute pratique qui permet par exemple, d’économiser l’énergie, libère une partie du revenu qui peut-être utilisée dans la consommation d’un autre bien; autrement dit, dans le système économique tel qu’il se présente, le système de croissance […] ».

Le second est à la fois une critique du « développement », c’est-à-dire « des politiques Nord/Sud formulées et appliquées par les États occidentaux et des organisations internationales (ainsi que diverses ONG) vis-à-vis des pays dits “sous-développés“ », perpétuant l’œuvre coloniale; et une critique passant par l’ethnologie et l’anthropologie, attaquant « les croyances essentielles de la modernité occidentale qui fondent ce rapport au “Sud“ ».

Malgré leurs clivages, les décroissantistes sont d’accord sur certaines propositions : relocalisation de l’économie, sortie de la civilisation de l’automobile, fin de la grande distribution, des franchises et de l’emprise des multinationales ou de la haute finance sur l’économie, fin de la publicité et autre opération de propagande consumériste, réduction des prélèvements sur les pays du Sud, instauration d’un revenu minimum inconditionnel, mais aussi d’un revenu maximal autorisé, mise en oeuvre de mesure de contrôle démocratique de la recherche scientifique.

À de rares exceptions près (voir J-P. Tertrais), « ni la propriété privée, ni la logique de marché ne sont vraiment remises en cause; et si le capitalisme est souvent sévèrement critiqué, c’est davantage parce qu’il est vecteur [de] démesure consumériste, que parce qu’il est, en soi, problématique; c’est son monopole qui est critiqué, pas son existence.

Enfin, on le voit, la question du comment demeure [problématique]: ces changement radicaux peuvent-ils n’être que le résultat des actions individuelles ? N’exigent-ils pas l’intervention de l’État, donc d’une forme d’autoritarisme ? »


VI. UN ÉCOLOGISME AGRARIEN : WENDELL BERRY

Dans ses Notes on the State of Virginia (1781), T. Jefferson avance que « les fermiers sont les dépositaires de toutes les vertus civiques dont a besoin l’État pour se maintenir et demeurer une démocratie ». Plus libres que les salariés urbains, dénués d’ambition politique, de vanité, les « petits propriétaires faisant vivre leur famille », seraient les supports d’une société idéale, d’un agrarianisme démocratique.

Cette vision de Jefferson « est ensuite devenue un mouvement de défense des intérêts des agriculteurs lié au populisme [renvoyant ici à la défense des petits propriétaires (artisans, ouvriers spécialisés, etc.) non pas contre le capitalisme mais les monopoles des grandes compagnies] de la fin du XIXè siècle ».

Écrivain et fermier issu d’une petite famille d’agriculteurs, Wendell Berry va opérer cette fusion entre agrarianisme et populisme.

L’agrarianisme « s’est enrichi [grâce] au manifeste I’ll take my Stand (1930) dans lequel un groupe d’agriculteurs et d’intellectuels [critique] sévèrement l’industrialisation, l’urbanisation et l’idéologie du progrès, arguant qu’elles déshumanisent les individus, appauvrissent leurs émotions, donc leur vie intellectuelle, et excitent l’esprit de domination de la nature, les amenant à “brutaliser“ leur vie ».

Malgré « l’appauvrissement des fermiers, la désertion des campagnes, la centralisation et l’industrialisation du secteur agricole », couplé à des catastrophes agraires dues aux pratiques agricoles (l’érosion des sols dans les 30’s, ou l’empoisonnement aux pesticides dans les 50’s): « aucun lien n’est opéré entre la situation sociale, morale et économique des agriculteurs et les dégâts environnementaux » jusqu’à Berry.

Contrairement à l’écologie profonde qui tient l’anthropocentrisme de la culture occidentale pour responsable de la crise écologique, Berry pense que cette culture (comme n’importe quelle autre) « a aussi généré des traditions intellectuelles et des pratiques [opposées aux] tendances écocides actuelles ». Il prend la Bible pour exemple, où la destruction de la nature est, au sens chrétien, un blasphème. Ce n’est donc pas tant l’anthropocentrisme qui est nuisible que certains de ses cadres.

Combattant l’ivresse du pouvoir et l’abstraction déshumanisante de la pensée industrielle, Berry oppose « ce souci de bien faire, cette logique de bon père de famille [appliquée] à la survie personnelle, familiale, communautaire et de l’environnement ». Il la qualifie de « Stewardship : le fermier, s’il poursuit sagement ses propres intérêts à long terme, sert la communauté et la nature [y compris] sauvage. Seuls les petits fermiers enracinés peuvent garantie une telle relation à la nature et à la communauté ».

Dans l’un de ses textes les plus connus The Wole Horse, Berry développe son projet de société agrarienne. Elle est « à la fois un système économique et une culture; les biens ne sont pas produits seulement en vue de l’échange […]; la manière dont on les produit a au moins autant d’importance que les objectifs poursuivis […]; cette économie est […] avant toute chose, une économie de subsistance ». Il sait bien d’une économie de marché, « mais perçue comme une véritable démocratie économique puisque les prix ne sont pas les seuls signes de la valeur de l’échange ». Protectionniste, cette économie nécessite aussi une certaine régulation gouvernementale.

En outre, Berry écrit : « dans une économie locale, au sein de laquelle producteurs et consommateurs sont voisins, la nature deviendra un standard de travail et de production. Les consommateurs qui comprennent leur économie ne tolèreront pas que la destruction des sols ou de l’écosystème ou des nappes phréatiques soient des coûts de production. Seule une saine économie locale peut articuler nature et travail dans la conscience de la communauté ».


CONCLUSION

« L’écologisme est désormais une idéologie politique mature, cohérente, autant que structurée autour d’institutions et d’organisations inscrites dans la logique [de] l’État de droit, dont l’agenda progressiste et social-démocrate, élaboré suite à la Seconde Guerre mondiale et dans le cadre d’un compromis entre libéralisme et socialisme, montre ses limites et ses contractions de manière de plus en plus évidente. Cependant, pour ses penseurs les plus radicaux, si l’écologisme est né de la dénonciation des conséquences de cet agenda et a vu ses prévisions confirmées, il est aussi confronté à ce qu’il faut bien appeler son échec : il n’a fondamentalement rien changé au système social et économique qu’il dénonçait — pire, il est à l’organe d’excroissances technocratiques qui révèlent (et renforcent) la logique même de ce qu’il considérait comme les causes de la catastrophe socio-environnementale. […] Aussi, les radicaux ont-ils repris les analyses originelles et durci les exigences, tentant de mettre sur pied des alternatives qui échapperaient à la logique de la modernité industrielle. On peut relever plusieurs traits communs à ces alternatives. »

Primo, « si l’écologisme sous toutes ses formes est une idéologie de la limite, les mouvements de l’écologie radicale partagent plus spécifiquement l’obsession de petit, du direct et de l’humble. Le petit est ce qui doit caractériser aussi bien les institutions sociales et politiques que les groupes humains ou les unités territoriales qu’elles permettent de régir, sans oublier les techniques qui y sont mises en œuvre, où les cultures qui s’y enracinent ».

Secundo, « la croyance dans la spontanéité (largement théorisée par l’étude du vernaculaire d’Ivan Illich) et (même si le terme n’est pas pleinement assumé par l’ensemble des mouvements radicaux, notamment parce qu’il a une connotation « réactionnaire ») la tradition, c-à-d dans la réintégration nécessaire du politique et de l’économique dans le social ».

Tertio, « la valorisation de l’hétérogénéité, qu’elle soit sociale ou culturelle, et donc le refus d’un quelconque monopole et d’une quelconque homogénéité ».

Enfin, « c’est ici que l’auteur laisse le travail d’exploration et de critique dans les mains du lecteur, en espérant lui avoir donné quelques références et surtout quelques outils de compréhension comme de respect. Car, que l’on adhère ou pas aux corpus d’idées, de principes et de valeurs qui ont été exposés dans cet ouvrage, qu’on les trouve éclairants, enthousiasmants, prophétiques, illuminés, critiquables ou carrément dangereux, il faudra toujours garder à l’esprit qu’ils n’ont, dans leurs intentions ou leurs objectifs, absolument rien à voir avec les idéologies morbides qui ont bouleversé le XXe siècle. Pour paraphraser la belle phrase [de] Frisch, [ou de] Brecht, ils sont nés du refus du bruit des bottes, mais aussi du refus du silence des pantoufles ».