Mercredi dernier, avec d’autres jeunes hautement diplômés, je participais à un Dialogue citoyen.


Il s’agit d’une émission mensuelle de la chaîne TV « Public Sénat » (dont l’unique actionnaire est le Sénat français) et qui « cherche à recréer du lien entre les citoyens et les élus de la Haute Assemblée ». Dans la continuité de l’appel à déserter des étudiant-e-s d’AgroParisTech, nous étions donc invités à commenter nos parcours de ruptures du cadre dans — et pour — lequel nos écoles nous avaient formées. Nous faisions face à trois sénateurs, affiliés aux partis politiques : Les Républicains (LR), Union Centriste (UC) et Europe Écologie les Verts (EELV).


Temps de parole, montage final et titre aguicheur

D’abord sur la forme. La production m’avait prévenu de la frustration qu’engendrait cette émission, « tant pour les citoyens que pour les sénateurs ». Car « vous n’aurez que 10 minutes » a-t-on pris soin de me préciser, « d’où le besoin d’être concis ». Portant l’idéologie de partis politiques qu’on ne cesse d’entendre, surtout depuis quelques mois, c’était plutôt douteux d’assimiler la frustration liée au temps de parole de sénateurs avec celle de citoyens (relativement) anonymes.

Soit, c’est le jeu. Et c’est le Sénat qui paye…

Puis, en cours d’émission, quelle surprise de voir ce temps ce parole divisé par deux. En effet, on avait omis de me préciser que ces 10 min comptabiliseraient non seulement mes propos, mais aussi les réactions des sénateurs à ces derniers.

Vint alors un moment où la présentatrice décida d’orienter « le cœur du débat » autour des formations académiques, vu comme inadaptées « aux envies de cette jeunesse ». Interpelé pour trouver une solution, le sénateur centriste dégainait la sempiternelle « réforme » (ou « refonte », ici des cursus). Une formule pratique, applicable à tous les problèmes.

J’essayais alors de recentrer le débat sur le causes du ravage, de la révolte de « cette génération qui appelle à la désertion », en rappelant que les grandes écoles avaient été crées par et pour les dirigeants du capitalisme industriel. Se posait alors moins la question de la réforme que du démantèlement de cette organisation sociale, et des institutions créées pour la servir.

Deux mots et un lien de causalité essentiels à la compréhension de nos problèmes, une (précieuse) minute de temps de parole, seront finalement coupés au montage final. 

Ah et non, je n’ai jamais été « trader à la City » (cf. le titre de la vidéo) mais analyste quantitatif. J’étais chargé de superviser des algorithmes de trading chez HSBC, banque dont le siège est à Canary Wharf (deuxième quartier d’affaire de Londres). Certes, j’échangeais souvent avec les traders, et empruntais la voie pour le devenir. Par honnêteté intellectuelle, je le précise à chaque intervention publique mais « trader à la City » semble toujours plus vendeur.

Passons.


Ces questions qui n’ont pas été posées

Sur le fond, ces quelques minutes ont quand même pu livrer quelques enseignements. Outre la qualification de mon propos comme « excessif » (une manœuvre courante), la sénatrice LR rejoignait celle d’EELV, en contestant ma formule « d’impuissance programmée » pour qualifier l’attitude du régulateur (c’est-à-dire de l’État, c’est-à-dire d’elles et de leurs semblables) vis à vis de l’écocide planétaire opéré par l’industrie — en l’occurence financière. Selon la sénatrice LR, il fallait prendre son temps. « Le processus est long », mais tout allait bien : « l’alerte est lancée » affirmait-elle, sereine. À nouveau, elle se trouvait opportunément d’accord avec la sénatrice EELV sur « la loi Climat, qui applique à peine 10% de la Convention citoyenne », mais « c’est un tel changement de paradigme et de société que ça ne s’opère pas comme ça » !

  • Que penser des lobbys industriels qui ont minutieusement saboté les réformes — pourtant loin de rompre avec le capitalisme — de la Convention climat ?
  • Quid de la connivence de l’État, auquel le capitalisme confère de si puissants moyens d’agir, de soumettre et de contraindre des millions d’individus ?
  • Comment qualifier l’imposture d’une structure politique où une minorité privilégiée détient tous les pouvoirs sur la majorité ?
  • N’est-t-il pas étrange que l’essentiel des institutions de l’État français moderne soit hérité de régimes ouvertement antidémocratiques du passé ?

Aucune de ces questions essentielles n’a pu être abordée. Pour la dernière, il s’agissait pourtant de celle que j’avais dû préparer et transmettre à la prod pour être posée en direct aux sénateurs.

Pour se convaincre de son intérêt, rappelons que :

« Ceux que l’on qualifie de “pères fondateurs” des “démocraties” modernes aux États-Unis et en France, mais aussi au Canada et ailleurs, n’ont jamais prétendu fonder une démocratie. Bien au contraire, ils étaient ouvertement et farouchement antidémocrates, car ils ne voulaient pas que le peuple puisse se gouverner directement. Ils étaient en faveur d’une “république”, terme par lequel ils désignaient un régime dans lequel le pouvoir législatif se trouve entre les mains des parlementaires auxquels le pouvoir exécutif — le gouvernement — doit rendre des comptes et, très souvent, demander d’approuver le budget et le choix des ministres. Leur modèle n’était pas Athènes, mais bien Rome, avec son sénat, ses élections et l’absence d’assemblées populaires. À Rome, déjà, Quintus Cicéron expliquait aux candidats, dans son Petit manuel de campagne électorale, que l’électorat préfère “un mensonge de ta part plutôt qu’un refus” et que “ce qui est indispensable, c’est de connaître le nom des électeurs, de savoir les flatter, d’être assidu auprès d’eux, de se montrer généreux, de soigner sa réputation et de susciter, pour la manière dont on conduira les affaires de l’État, de vifs espoirs”. Le parlementarisme s’inscrit donc dans une vieille tradition de l’Antiquité, mais qui n’a rien à voir avec Athènes et sa démocratie (directe). La caste parlementaire ne commencera à se prétendre “démocrate” et à utiliser le mot “démocratie” pour parler de l’État que deux générations après la fondation des États-Unis d’Amérique ou de la première Révolution française, et aussi tardivement que vers 1917 au Canada. Cette nouvelle terminologie ne s’est accompagnée d’aucun changement institutionnel venant renforcer la capacité du peuple de participer directement à la politique. Il s’agissait avant tout d’une stratégie de marketing politique en période électorale : se dire démocrate permettait de séduire les foules et de se présenter comme un vrai défenseur des intérêts du peuple. » 


Francis Dupuis-Déri, Nous n’irons plus aux urnes, Lux, 2019

Retour sur une expression polémique

Enfin, la sénatrice EELV fut fidèle à la confusion — malhonnêteté ? — qui caractérise son parti. Tout comme la sénatrice LR, « l’écologiste » a ainsi commencé par contester ma formule « d’impuissance programmée » de l’État face aux architectes du désastre, pour plaider « le déni » et « la paresse » des élus.

Car voyez-vous : « même chez [ses] adversaires politiques, qui adoptent des lois ne nous permettant pas d’améliorer la situation, voire participent à l’empirer : personne ne dit « moi je programme de détruire la planète »». Pour quel complotiste de bas-étage essayait-elle de me faire passer ? Comment pouvait-on à ce point déresponsabiliser des élus qui votent, en toute conscience, des lois qui « participent à empirer » la situation ? « Le déni » et « la paresse » de personnes payées 7 209€/mois pour voter des lois au nom de millions de gens…

Voilà l’analyse d’une sénatrice EELV sur la convergence d’intérêts des structures de pouvoir.

J’étais alors contraint de reformuler en « cynisme » cette tendance pathologique des puissants à maintenir leurs privilèges, toujours plus obscènes, dans un monde en flamme, avec la complicité des États. Je devais aussi réfléchir à toute vitesse à un exemple parlant, concret. Me vinrent alors ces stratégies de trading, confirmées par des lectures et des amis, permettant à des banquiers de « parier sur l’effondrement » de la planète. Ces gens-là ne sont pas dans le déni, encore moins paresseux. Ils ne font que jouer à jeu suicidaire et criminel encadré et légalisé par l’État, qui subventionne même des études pour y parvenir — celles que j’ai suivies.

J’aurais pu parler des nuisances intrinsèques à l’économie, à la finance, exacerbées grâce aux technologies modernes, permettant de commettre toutes sortes de crimes (du blanchiment de fraude fiscale à la spéculation alimentaire) et ceci sans crainte car, précisément, les États cautionnent. Ils ne se donnent même pas les moyens de prétendre qu’ils pourraient contrôler les plus puissants criminels « en col blanc ».

En ayant recours ni aux mêmes outils, ni aux mêmes effectifs que les voleurs, en ne prévoyant aucune sanction à la hauteur de leurs méfaits, que ce soit en trading haute fréquence, et plus généralement en trading, ou en finance — voire dans à peu près n’importe quelle industrie —, il y a une véritable impuissance programmée : technologique, humaine, législative, du régulateur.

De l’agrochimie au tourisme spatial, du BTP à l’automobile, des réseaux de télécommunications aux fabricants d’armes nucléaires : le capitalisme industriel dans son ensemble pourrait être qualifié de gigantesque structure criminelle, organisée à l’échelle planétaire. Or jamais l’État moderne n’a, en « Occident », remis en cause le capitalisme ou l’industrie, ces deux phénomènes étant postulés comme toiles de fond indiscutables et indispensables de nos sociétés. Il ne viendrait donc jamais en tête aux représentants de l’État de qualifier ces nuisances de crimes (contre l’humanité, contre le vivant).

On comprend alors mieux l’alliance sacrée palpable sur le plateau, entre les sénatrice LR et LREM. Leurs oppositions ne sont qu’à la marge, ces dernières (comme l’élu centriste) sont d’accord sur l’essentiel : s’attaquer, parfois et mollement, aux quelques « excès » les plus scandaleux de notre économie, mais ne jamais s’attaquer — ne serait-ce qu’intellectuellement — aux structures qui les causent. Et à mesure que le désert s’accroît, à l’instar des GES dans l’atmosphère ou des microplastiques dans le sang humain, ces élus « paresseux et dans le déni » laissent chaque jour monter un peu plus les seuils de tolérance.

Bref, je n’ai pas eu le temps d’aborder cette perspective globale qui manque cruellement à nos imaginaires politiques. Seul l’exemple des « paris sur l’effondrement » m’est venu, supposé suffisamment parlant pour illustrer le cynisme abject des riches et l’impuissance programmée, délibérée — en un mot la complicité — des États. 

À nouveau, la sénatrice insistait à vouloir déresponsabiliser les élus de la République, comparés à de vulgaires citoyens : « la plupart des personnes dans la société, et des élus, n’ont pas la capacité du cynisme dont parlait Jérémy ». Elle prenait en exemple l’industrie du tabac, avec leur calculs morbides des liens entre mortalité et rentabilité. Et concluait enfin sa manœuvre en qualifiant « d’aveuglement » les raisons qui expliqueraient qu’« on » — élus et citoyens, indistinctement — ait empêché la réorientation du « modèle commencé il y a deux siècles [i.e. la révolution industrielle] ».

Telle semble être la généalogie de l’accélération du désastre écologique pour cette élue : une assemblée citoyenne planétaire, où nous aurions tous et toutes, riches et pauvres, à travers tous les continents, voté à main levée pour ce « modèle » qui broie l’humanité et détruit le monde.


« La France n’est point, ne peut pas être une démocratie »

On pourra rappeler le discours majeur de l’abbé Emmanuel-Joseph Sieyès, prononcé en 1789, dans lequel il distinguait gouvernement démocratique (qu’il rejette) et gouvernement représentatif. Les citoyens doivent renoncer à participer à l’élaboration des lois et nommer des représentants éclairés à leur place, dont le mandat n’est pas impératif.

C’était en 1789, dix ans avant le coup d’État organisé par Sieyès — futur président du tout premier Sénat français —, et exécuté par Napoléon Bonaparte afin de mettre fin au régime révolutionnaire et imposer sa dictature (pudiquement appelé « Consulat ») :  

« D’abord, la très-grande pluralité de nos concitoyens n’a ni assez d’instruction, ni assez de loisir pour vouloir s’occuper directement des lois qui doivent gouverner la France ; leur avis est donc de se nommer des représentants ; et puisque c’est l’avis du grand nombre, les hommes éclairés doivent s’y soumettre comme les autres. Quand une société est formée, on sait que l’avis de la pluralité fait loi pour tous.

Ce raisonnement, qui est bon pour les plus petites municipalités, devient irrésistible quand on songe qu’il s’agit ici des lois qui doivent gouverner 26 millions d’hommes ; car je soutiens toujours que la France n’est point, ne peut pas être une démocratie ; elle ne doit pas devenir un Etat fédéral, composé d’une multitude de républiques, unies par un lien politique quelconque. La France est et doit être un seul tout, soumis dans toutes ses parties à une législation et à une administration communes. Puisqu’il est évident que 5 à 6 millions de citoyens actifs, répartis sur vingt-cinq mille lieues carrées, ne peuvent point s’assembler, il est certain qu’ils ne peuvent aspirer qu’à une législature par représentation. Donc les citoyens qui se nomment des représentants renoncent et doivent renoncer à faire eux-mêmes immédiatement la loi : donc ils n’ont pas de volonté particulière à imposer. Toute influence, tout pouvoir leur appartiennent sur la personne de leurs mandataires ; mais c’est tout. S’ils dictaient des volontés, ce ne serait plus cet état représentatif ; ce serait un état démocratique. »

Archives parlementaires de 1787 à 1860, tome VIII, Paris, librairie administrative de Paul Dupont, 1875, pp. 594-595.
https://www.philisto.fr/doc-120-democratie-systeme-representatif-1789.html 

Deux siècles d’aristocratie élective plus tard (pudiquement appelée « démocratie représentative »), le sénateur Philippe Bas (LR) confirmait le mépris et l’arrogance des institutions imaginées par l’abbé Sieyès, en s’en faisant le relais.

À propos du droit d’amendement citoyen, le sénateur déclare en décembre 2017 :

« [Ces] amendements prévoient que des amendements pourraient être rédigés par des citoyens pour ensuite être discutés par notre Assemblée. Mais c’est anticonstitutionnel. Nos citoyens n’ont pas le droit d’amendement, c’est le principe représentatif. Nous parlementaires, nous représentons la nation et nous avons avec le gouvernement le monopole de l’initiative législative ».


Ce témoignage est disponible en intégralité dans la vidéo Refus du DAC par le Sénat, sur la page Facebook : Des Clics de Conscience — Le Film. https://www.facebook.com/watch/?v=1709940532396921

En conclusion, c’est à très peu de frais que le Sénat arrive à faire croire qu’il donne la parole aux citoyens, à la jeunesse, pour finalement ne pas leur laisser le temps de dire grand chose, ni prendre la peine d’essayer de les comprendre. Le problème c’est que les discussions qu’on doit avoir sont complexes, et nécessitent plus que quelques mots.

Grâce à Gil Scott-Heron, on savait déjà que « La Révolution ne sera pas télévisée ». On peut désormais être certain qu’elle le sera encore moins sur Public Sénat.

Jérémy Désir