En octobre 2023, VNPS, soutien de la coalition #StopEACOP, lançait une campagne [1] à l’attention des salarié·es de TotalEnergies et des parties prenantes clefs du méga-projet pétrolier EACOP. Quelques semaines plus tard, VNPS publiait le témoignage d’un premier déserteur. Xavier, ingénieur en cyber-sécurité, revenait sur les raisons de sa démission de la société Suisse Bechtle, où il travaillait comme consultant pour la major pétrolière.

Du côté de Total, les affaires continuent. Tandis qu’en France la pauvreté et la précarité énergétique explosent sur fond d’inflation galopante, la multinationale annonce $21,4 milliards de bénéfices nets en 2023[3]. En Ouganda, de nouveaux témoignages confirment les intimidations et menaces de Total pour voler des terres sur le chemin du futur pipeline [4]. Un rapport de Human Rights Watch reporte les harcèlements répétés, y compris les arrestations arbitraires envers les militants ougandais pour avoir protesté contre EACOP [5]. L’environnement terrifiant créé par cette répression s’illustre le 24 novembre 2023, où 7 étudiants ougandais sont arrêtés et torturés pour avoir demandé à leur gouvernement de mettre fin au projet criminel de Total [6]. Ici comme là bas, la résistance s’organise. Deux ONG ont publié une carte mondiale des « bombes carbone » — les projets d’extraction de pétrole, gaz, et charbon au plus gros potentiel d’émissions finales deCO2 — ainsi que des entreprises impliquées [7]. On y apprend qu’avec 17 projets, Total se classe numéro 4 mondial des mégagisements fossiles. Dans le même esprit, un collectif militant et une ONG ont dévoilé « EACOP map » : une carte-enquête interactive pour visualiser l’envergure des dégâts écologiques et des violations des droits humains liées aux projets de Total en Ouganda et en Tanzanie[8]. Ces enquêtes sont autant d’éléments à charge pour les procès en chaîne contre la multinationale. Le 5 mars dernier, la cour d’appel de Paris recevait les premières audiences d’un procès inédit : peut-on tenir Total responsable de son carnage ? [9]

Ainsi bien que les ravages perpétrés par cette entreprise aujourd’hui centenaire soient toujours plus finement documentés, rien ne semble l’arrêter. De Paris à Kampala, la justice piétine pour des questions de procédures, et les activistes se heurtent à la violence répressive de gouvernements autoritaires. Quels leviers potentiels pourraient actionner les salarié-es ? Quelles manœuvres de la direction pour éviter les démissions ? Comment rediriger les compétences et connaissances des salarié-es au profit d’un mouvement de résistance ?


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VNPS : Bonjour Xavier, et merci de renouveler un entretien avec nous. Cela fait plusieurs mois que tu as démissionné publiquement. Dans notre premier échange, tu disais de tes collègues qu’ils « rigolais » devant la propagande interne de Total, qu’ils n’étaient pas dupes, notamment vis à vis d’EACOP. Quelles ont été leurs réactions suite à ta démission ? Comment expliques-tu qu’il n’y en ait pas davantage ?

En effet, comme je le disais une partie des salariés n’est absolument pas convaincue par les communications vertes et rassurantes du groupe, qui visent à prévenir les dissidences internes, ou les vagues de départ. Car ça leur fait peur !

Si certains m’ont confié que la démission leur semblait être la bonne chose à faire — traduisant un basculement idéologique, peut-être accéléré par la Covid — la grande majorité reste en poste, comme paralysée par la crainte de perdre en confort. Et ce, même s’ils savent pertinemment que ce n’est pas un salaire à six chiffres, ni une fuite individualiste permise par une épargne conséquente qui leur permettra de mettre leurs enfants à l’abri du ravage écologique.

Lors de ma démission, je n’ai pas parlé de mon opposition de fond aux projets destructeurs de mon ancien employeur. J’avais de bonnes relations avec la plupart des mes anciens collègues et j’ai eu des remerciements. Je crois qu’en partageant aujourd’hui les raisons de mon départ auprès de ma communauté professionnelle, je devrais toucher plus d’anciens collègues, susciter plus de réactions et peut-être de nouvelles démissions.

La vidéo de ma démission que nous avons diffusé ensemble dans le cadre de la campagne Desert’EACOP n’a pas été diffusé à l’échelle que nous espérions pour plusieurs raisons dont la principale est le changement de l’algorithme de YT qui invisibilise les petits comptes

VNPS : Quels types d’actions suggérerais-tu à un-e salarié-e de Total (ou un-e consultant-e, un-e sous-traitant, etc.) qui ne se sent pas capable de démissionner, mais qui voudrait quand même résister, à son échelle, nuire au groupe « de l’intérieur » sans prendre trop de risque ?

Pour les séminaires, Total fait très attention à sa communication interne pour ne pas subir de manifestation (il est arrivé que Greenpeace s’incruste). L’entreprise choisit depuis plusieurs années des lieux fermés et sécurisés en indiquant aux salariés qu’il ne faut pas mentionner Total aux personnes extérieures au séminaire. Une idée pourrait être de faire fuiter ces informations par exemple. Cela représenterait un risque assez faible, et permettrait à des activistes de perturber ce genre d’événements.

Autrement, pour les salariés qui ne sont pas en accord avec les activités destructrices de leurs employeur, je leur suggère de ralentir leur travail pour rendre son coût plus élevé. Durant la Seconde guerre mondial, des travailleurs luttaient de cette manière contre l’Allemagne en faisant du zèle avec leurs supérieurs, demandant des précisions inutiles sur les process, augmentant les allers-retours administratifs, etc… Ces techniques permettent de résister sans prendre de risque et ont un effet !

VNPS : À partir de ton expérience en tant qu’ingénieur informatique dans l’équipe de Oil & Gas Trading à Genève, tu avais évoqué les limites d’une campagne qui ne ciblerait que les banques et compagnies d’assurance partenaires du projet EACOP. Tu rappelais que « Total dispose de ses propres ressources financières, et qu’elles sont colossales ». Par conséquent, « un moyen de mettre un terme aux nuisances d’un groupe comme Total serait donc de mettre hors d’état de nuire la branche spéculative, en ciblant ses points névralgiques ». Peux-tu développer ce point ?

Comme je l’ai évoqué et de source interne, la branche trading de Total est clairement la plus rentable du groupe, rapporté au faible nombre de salariés. Elle est la ressource majeure en terme de bénéfices et représente une grande part de valorisation du groupe. C’est une des activités qu’il faut cibler en priorité car elle est de fait stratégique. La chute de bénéfices pour une société limite la levée de fonds possible pour les nouveaux projets.

Les activités de trading sont essentiellement dépendantes de quelques datacenters, et ne pourraient fonctionner si ceux-ci se trouvaient endommagés. Mais ce sont aussi ces services qui ont la main et dépendent des flottes de pétroliers et méthaniers.

VNPS : Contre EACOP, contre le nucléaire, contre l’agrivoltaïsme et les giga méthaniseurs… Les écologistes radicaux sont-ils contre tout ?

Non, je pense qu’être contre le technosolutionnisme n’est pas être contre tout et contre toutes les formes de technologie. La technologie n’est pas neutre, elle façonne notre organisation sociale. Les écologistes dits « radicaux » sont pour un usage de la technologie différent, qui tend vers la low-tech. Je précise que la low-tech demande réflexion et rigueur. Cyniquement, son défaut dans le monde capitaliste c’est de diminuer drastiquement la consommation et l’extractivisme. Elle met en péril le modèle économique dominant et permettrait une amélioration de la qualité de vie des populations sans la centralisation du pouvoir de l’industrie et des États. A concurrence technique égale les technologies low-tech sont aussi performante et dans la grande majorité des cas les utilisateurs de low-tech sont mis de côté par le système en place via les subventions qui financent les technosolutionistes.

L’urgence est de mettre fin au plus vite à notre système d’extraction, en limitant les prélèvements superflus pour se concentrer sur les besoins essentiels, du plus grand nombre. Prenons un exemple : dans un système démocratique, le jet privé ne devrait même pas être possible, car il n’est pas rentable « socialement » parlant. Sa conception et son usage génèrent une injustice et une pollution extrêmes d’une part infime de la population la plus privilégiée. Son interdiction serait sans impact sur le niveau vie des usagers, et permettrait une meilleure réallocation de ressources. La question écologique ne peut pas être séparée de la qestion démocratique.

VNPS : Tu as quelques années de plus que que les jeunes diplômés qui refusent de collaborer. Il et elles sont souvent infantilisés, dépeints comme les doux rêveurs qui n’ont jamais rien tenté. Qu’as-tu envie de dire à ces cadres de 40, 50, 60 ans qui tiennent ce discours et paradoxalement disent « aux jeunes de faire bouger les choses » ?

Ce discours est en fait une idéologie des dominants dans laquelle cette génération a infusé, jusqu’à leur laver le cerveau. C’est devenu un mantra qu’ils se répètent à chaque Noël, dîner de famille et à la machine à café. Il faut reconnaître l’efficacité des néolibéraux (Chicago Boys), biberonnés aux méthodes de management issues de l’Allemagne nazie. Point Godwin, oui mais c’est une réalité historique.

En outre, pour compenser leur dissonance cognitive ils ont même développé le coaching et la vague new age du développement personnel. Une belle industrie qui fait des milliards (elle aussi). Le problème n’est plus la société mais ton problème intérieur. Tu vas apprendre à t’aider toi-même pour produire, consommer et crever sans faire de vague pendant que ton coach, ton psy, ton avocat et ton banquier boivent du champagne à ta santé !

Pour ces gens là, les grèves de Greta c’est bien tant que l’on peut faire du greenwashing avec. Et ça devient dangereux quand il faut remettre le système à plat et mettre hors d’état de nuire les dominants qui ont le pouvoir et veulent y rester.

[1] https://lundi.am/Contre-le-mega-projet-d-oleoduc-de-TotalEnergies
[2] https://youtu.be/vrAlQ3sPP_A
[3] https://totalenergies.com/media/news/press-releases/fourth-quarter-and-full-year-2023-results
[4] https://www.monitor.co.ug/uganda/news/national/oil-pipeline-affected-persons-in-kyotera-cry-foul-over-compensation-4411434
[5] https://www.hrw.org/fr/news/2023/11/02/ouganda-repression-de-voix-critiquant-le-projet-doleoduc
[6] https://www.stopeacop.net/our-news/ugandan-student-activists-remanded-in-prison-for-opposing-oil-pipeline
[7] https://www.carbonbombs.org/
[8] https://eacopmap.org/
[9] https://reporterre.net/Total-en-justice-doit-il-payer-pour-ses-degats-ecologiques